Litier des Dieux à Saint-Just-en-Chevalet
©Élodie Ganger
Ce n’est pas en dormant dans de beaux draps que l’humanité sera sauvée. Percale, flanelle et satin n’empêcheront jamais personne de filer un mauvais coton. Mais en dormant bien, comme un ange ou comme une souche, selon les styles, tout espoir n’est pas perdu. Il y a fort à parier que les grands tarés que notre monde a comptés n’ont jamais connu le sommeil du juste, sans maille à partir ni mouton à flinguer. On imagine mal Hitler en écraser jusqu’à point d’heure, Milosevic se rendormir après un petit-déjeuner au lit, ou Kim Jong-Un glandouiller dans un hamac. Et pourtant… s’ils avaient passé plus de temps à lanterner et à courtiser Morphée, l’histoire, sûrement, en aurait été changée. D’une manière générale, les hommes, qu’ils soient maîtres du monde ou pas, gagneraient à chouchouter leur sommeil et à faire de ce qui est une « inutile rêverie », pour la dictature de l’insomnie et de la productivité, une priorité vitale. Parlons peu, mais dormons bien. Luttons ainsi contre les humeurs délétères, les tensions familiales et les idées à la con. Jusqu’à preuve du contraire, l’inventeur du AK 47 ou de la capsule à café n’ont pas passé des plombes à bien choisir leur oreiller.
Sur le chemin de la rédemption, ou de la résilience, il y a, c’est certain, un bon matelas. A ce titre, Cardelaine s’impose, parmi d’autres certes, en sauveur de l’humanité. Cette entreprise familiale, classée Patrimoine Vivant et Métier d’Art Rare, fabrique depuis 1838 des literies artisanales, écologiques et naturelles. Un univers de laine, crin, bois, épeautre, duvet… transformés à la main et suivant des techniques ancestrales. Avez-vous déjà plongé votre main dans un sac rempli de duvet, caressé une laine fraîchement lavée, posé votre tête sur un oreiller en balles d’épeautre et le reste de votre carcasse sur un matelas regroupant les toisons de 25 moutons ? Il en a fallu du professionnalisme pour nous relever de ces expériences. Nous serions bien restés là, allongés, à écouter Jean-Michel nous raconter toute l’histoire. A faire un petit somme, ou le tour du cadran. A rêver d’endorphines et de pyjamas en pilou-pilou plutôt que d’armes de destruction massive et de chasse à la baleine. Il nous a bien fallu revenir à nos moutons pour nous poser la bonne question, la seule qui vaille pour commencer à réparer l’humanité : mais pourquoi tant de laine ?
Cinq siècles d’histoire
Au début, c’est une tannerie, fondée au XVIème siècle à Saint-Just-en-Chevalet par les ancêtres de Jean-Michel Brissay-Châtre. Avant la révolution, s’ajoute l’activité de carderie, soit le fait de démêler la laine avec des cardes, après l’avoir lavée et séchée. Après les « évènements » de 1789, les différents ateliers sont vendus séparément et la famille se diversifie dans la laine et la literie. Les deux énormes machines que nous avons vues à l’oeuvre dans le moulin à cardes datent de cette époque, seule la vitesse du moteur a été ralentie afin de le préserver. Au fil du temps, et des crises successives, celle de la guerre de 14 d’abord, où tous les hommes sont mobilisés, puis celle des années 80 avec l’arrivée des bultex, ressorts et latex, la petite structure répartit ses activités sur divers ateliers en pleine campagne. Un moulin à carde d’abord, dans lequel la laine est triée, lavée, séchée, puis passée dans des machines qui vont en faire des « nappes ». Cette station de lavage, à l’eau claire, refaite en 1923 par le grand-père de notre hôte, constitue l’une des dernières existant en France. Vient ensuite l’atelier où sont entreposées les matières premières servant à la confection des sommiers, matelas et lits. Pour la fabrication, des techniques ancestrales sont utilisées. Enfin, l’atelier de couture, où une seule paire de mains met 8 heures à faire un matelas. C’est en pleine immersion dans cet univers que Jean-Michel passe une partie de son enfance, auprès de ses grands-parents et de son oncle qui reprend l’activité. Adolescent, lui qui est fils unique, et sans cousin, décide que sa vie se fera ici, et non pas à Thiers, où il vit avec ses parents. Après une fac « en dilettante », il travaille d’abord 10 ans aux côtés de son oncle, pour faire ses preuves et se faire connaître. Cela fait maintenant 10 autres années qu’il est aux commandes, aux côtés de sa femme Vanessa, et d’une unique couturière. Il représente la 6ème génération à animer fièrement cette entreprise de terroir.
L’aventure au présent
Jean-Michel n’étant pas prêt à se laisser manger la laine sur le dos par les innovations et la concurrence, il a vite cherché à trouver sa niche, et à développer les offres additionnelles comme une large gamme d’oreillers, des édredons, des têtes de lit, des banquettes, et même une boutique « montagne », à découvrir sur place. Mais son coeur de métier restant le matelas en laine, il a mis au point il y a 5 ans une gamme « excellence », avec sommier, matelas, et sur-matelas augmentant tout à la fois le moelleux et la portance. Car nous n’en sommes plus aux couches de nos aïeux qui, une fois creusées au centre, nous laissaient choisir entre « camper chacun sur sa bordure, ou alors sombrer ensemble dans la fosse commune ». Non, Cardelaine introduit une structure aux matelas, composée de crin, mousses et latex naturels, avec, toujours, un cahier des charges très pointilleux. 90% des tâches sont réalisées à la main, seul le cardage est mécanique. L’entreprise, en plus de valoriser les ressources naturelles locales, se gère de façon écologique : énergie solaire, bioénergie, même les eaux de lavage de la laine, sans aucun produit chimique, sont utilisées comme fertilisant de prairie. Les vaches alentours n’ont pas l’air de s’en plaindre.
Le mouton à 5 pattes
120 ensembles de literie sont produits à l’année. Par 3 personnes. Chaque matelas nécessite 8 heures de confection, sans lever le nez de l’ouvrage, 23 kg de laine lavée, ou 60 kg de laine brute, ou encore 25 moutons. Qui proviennent, eux, de petits élevages du Forez, du Bourbonnais ou de l’Auvergne. Pour voir le travail fini, capitonné et prêt à vous endurer, il vous faudra vous déplacer, car Cardelaine ne propose pas de ventes en ligne. Jean-Michel reçoit 300 à 400 visiteurs par an, il est même en train de peaufiner un appartement pour ses clients, un atelier complémentaire et un lieu d’exposition plus grand. On vient le voir de loin, parfois à l’occasion d’une escale sur la route des vacances. 80% de sa clientèle est parisienne, lyonnaise ou bordelaise, quand 15% de sa production s’exporte en Suisse, en Belgique, ou encore au Canada. Quant au panier moyen pour un ensemble sommier-matelas, il se situe entre 1200 et 1600 euros, ce qui, pour une merveille d’artisanat, conçue pour durer et esthétiquement mémorable, ne sent ni l’arrogance, ni la filouterie. Nous sommes venus les poches vides, et sommes repartis sans matelas, quoi qu’une cagnotte Ulule pourrait bien voir le jour pour adoucir les nuits de notre équipe. Mais nous avons ramené ce qui n’a pas de prix, le plaisir d’une rencontre, le souvenir d’une découverte, des odeurs de filature, une symphonie pastorale et du duvet dans les cheveux.
Les Rivières, chemin de la Carderie, 42430 Saint-Just-en-Chevalet
04 77 65 00 04
Facebook : @Cardelaine
Instagram : @Cardelaine1838