« Funambule du petit peuple »
« Alors dans Besançon, vieille ville espagnole, jeté comme la graine au gré de l’air qui vole, naquit d’un sang breton et lorrain à la fois, un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ».
L’auteur de ces vers, finalement animé par la voix de sa mère, connecté à la vie par une magie heureuse, passa du gris au rose, et du silence au cri. Victor Hugo, comme Chateaubriand en son temps, qui « était presque mort quand il vint au jour », est né en poupon malingre suspendu par un fil au-dessus du tragique « plus rien ». Ce fil là a tenu, à une époque où les nourrissons n’étaient souvent que des feux follets, des pointillés, de minuscules passants bien vite emportés par la foule du petit peuple n’ouvrant jamais les yeux. Bien sûr, les choses ont changé, grâce aux progrès de la médecine en général, de la médecine néonatale en particulier. Attendre aujourd’hui un enfant n’est plus, dans la plupart des cas, une dramatique aventure. Même les oisillons tombés du nid ont une histoire à écrire, pour peu qu’on soigne leur plume. Par ailleurs, l’évolution de la psychanalyse leur a conféré, doucement, le statut d’individu à part entière. Car sans qu’il n’ait jamais son mot à dire, lui qui vocalise comme une petite bête, un bébé, suivant les siècles, a tour à tour été considéré comme une chose fragile bien vite disparue, un animal malléable à fagoter dans des langes, une charge, une fatalité, une entrave, voire un tube digestif qui, plus tard peut-être, s’il restait vivant, deviendrait intéressant. Pourtant, bien des êtres ont dû avoir l’intuition de leur humanité, la prescience de leur sensibilité: des mères, des pères, des penseurs, des artistes… Sinon, comment serions-nous encore debout? Qui sait d’ailleurs si le premier homme à s’être levé sur ses jambes n’a pas été un bébé auquel on a parlé, puis un enfant que l’on a autorisé à oser?
Exit les croque-mitaines et les matrones. Mélanie Klein et Françoise Dolto ont entériné l’individualité de notre progéniture. Il en aura fallu, du temps, pour accepter l’idée que « l’enfant est une personne, qui a toujours l’intuition de son histoire ». Il en aura fallu, des activistes du monde minuscule, pour nous donner à voir qu’un regard bienveillant vaut tous les tapis d’éveil et mobiles réunis. Parmi eux, Annick Simon, psychologue clinicienne, est une artiste du genre. Funambule, comme elle aime à se décrire, elle tend son fil de couveuse en couveuse, de parent en soignant, pour rééquilibrer le monde de l’infiniment fragile, avec la parole en balancier. Pas celle d’un pitre ou d’un baladin, celle de l’amour qui guérit, et de la bientraitance qui porte.
Elle a écrit deux livres, « La Psy qui murmurait à l’oreille des bébés » (Dunod 2017), et « Accompagner le développement du petit enfant » (Dunod 2019), qui sont autant de souvenirs, de témoignages et d’entretiens saisissants. Elle qui, toujours, « prend peu de place pour laisser les autres trouver la leur », est une passeuse d’histoires qui mérite bien qu’on raconte la sienne…
Une tartine de confiture
Car cette femme gourmande voit sa vie ainsi. Comme une appétissante tartine préparée par des parents aimants. Sur les photos, parmi ses frères et soeurs plus grands qu’elle, le bonheur éclate en noir et blanc. On ne parle pas d’une vie sans encombres, mais d’une vie dont l’amour et la bienveillance sont le ciment. Cette enfant de la libération, de nature enthousiaste, grandit heureuse dans une famille, pour l’époque, fantaisiste. Clairement littéraire, attirée par le théâtre et la poésie, elle décide une fois son bac en poche de devenir marionnettiste. Cette idée lui vient en étudiant l’Allégorie de la Caverne de Platon, dans laquelle les marionnettistes, hommes politiques d’aujourd’hui ou sophistes d’hier, ont leur importance. Ses parents, loin de s’y opposer, lui font construire un castelet. Elle monte sa troupe et commence ses échanges avec le public. Echanges qu’elle poursuit ensuite, sous une autre forme, en exerçant comme institutrice pendant 5 ans. Le contact avec les enfants en difficultés l’intéresse particulièrement. Elle décide alors de se former au métier de psychologue scolaire. Après un DESS et divers stages, elle occupe ce poste pendant 15 ans et constate que beaucoup d’enfants naufragés sont d’anciens prématurés. Elle s’oriente alors vers le Service de Psychologie de l’Enfant de l’Hôpital de Roanne et y travaille de 1990 à 2010, détachée à mi-temps en néonatologie. Annick, pour qui la transmission est cruciale, est parallèlement chargée de cours à l’Institut de Psychologie de Lyon 2 et anime de nombreuses conférences. Elle prend sa retraite en 2010, mais est bien vite rappelée pour superviser des équipes de professionnels de la petite enfance. Cette femme, éminemment active et spontanée, tourbillonnante et généreuse, continue de savourer sa tartine, ne manquant ni de projets, ni d’auditoire pour partager son vécu.
La psy qui murmurait à l’oreille des bébés
Ecrire a toujours été pour Annick une gourmandise. On sent bien, d’ailleurs, qu’elle a toute la poésie et les saveurs de la vie au bord des lèvres. Alors qu’elle raconte en famille, un soir d’été 2016, l’histoire de « Tom Pouce », un de ses petits naufragés, sa soeur Aude lui offre le déclic fondateur. Elle est témoin depuis longtemps, toujours émue, toujours admirative, de ses talents de conteuse du réel. « L’émotion lui est montée aux yeux et la moutarde au nez : ça suffit maintenant, il faut que tu écrives tout çà ! ». Six mois plus tard sort son 1er livre, celui du coeur, dans lequel elle narre ses rencontres avec les bébés, leurs parents, et les équipes de néonatologie. Un hymne à la vie qui vous saisit à la gorge avec toute la douceur, et toute la puissance, de cette femme dopée à l’humanité. De ce bébé né trop tôt qui ne réagit que lorsque sa mère algérienne se met à lui parler en arabe, à tous ces petits poucets qui pleurent de concert lorsqu’un des leurs va mal, elle nous raconte l’importance de la parole, du regard porté à un nourrisson pas plus lourd qu’une boîte de sucre. L’importance du lien entre tous les protagonistes , et la place de chaque « un », pour que les petits ne se fassent pas tout petits, et qu’un attachement sécurisant leur donne envie de découvrir le monde.
Des séparations pour mieux grandir
Un second ouvrage voit le jour en 2019, dans lequel elle invite les adultes, parents, grands-parents ou professionnels de la petite enfance, à « porter une attention bienveillante sur les enfants que l’on se doit de protéger ». Ce livre, né de sa collaboration avec le relais d’assistantes maternelles de Charlieu, parle de séparations, de limites, de l’art de se faire entendre, de sommeil, cet « accueil de la solitude », de jeu ou encore de juste mesure… Annick y livre beaucoup d’elle-même, se souvient du parfum de ses jeux d’enfants et de la bienveillance qui l’a construite. Elle revient, inlassablement et très justement, sur l’étymologie des mots, qui est à notre langue ce que notre enfance est à notre façon d’être.
Dans son salon, au milieu de souvenirs sans prix, auprès d’une soeur aimante qui nous réconcilie avec le mythe fraternel, Annick, aux milles histoires, en nous livrant la sienne raconte un peu la nôtre. En funambule du petit peuple, authentique et bouleversante, elle fait d’un fil fragile une passerelle pour la vie, et murmure bien des choses à l’enfant qui reste en nous.
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