« Mariage de Métiers d’Art… »
Il nous faudrait, pour vous parler chapeau, éviter les jeux de mots kitchs et endimanchés, de ceux qui arrivent en fanfare, avec gyrophare et klaxons tonitruants. Pourtant, on les a sur le bout de la langue, ces jeux de mots à la con, tant ils sont tentants et évidents, tous ces « Chapeaux bas », « une modiste qui met les formes », « un sculpteur chapeauté » et autres « chapeau les artistes ». Non, vous méritez plus recherché, plus corsé. Quelque chose qui en a sous la casquette, une intro qui travaille du chapeau sans être trop tirée par les cheveux, ou capillotractée, pour ceux que le latin ne coiffe pas au poteau. Puisque nous allons, aussi, vous parler Unesco, patrimoine culturel immatériel et Métiers d’Art Rares, nous ne pouvons arriver avec de trop gros sabots et mettre sans plus d’élégance les pieds dans le plat. Lors de la rencontre, nous qui n’y connaissons rien assumons le bonnet d’âne, avec cependant l’espoir enjoué de coiffer, non pas une couronne, mais une création de Blanche et Gilbert Ovtcharenko.
Blanche qui, de juriste et travailleur social, est devenue modiste. Gilbert, qui, de sculpteur d’art est devenu formier, un des deux seuls existant en France, pour que sa femme n’aille pas chercher de formes ailleurs. Sans vouloir nous occuper du chapeau de la gamine, leur romance ne nous regarde pas, soulignons tout de même que les histoires d’A, les histoires d’amour ne finissent pas toujours mal. Et qu’au-delà des mots, il y a des preuves.
Ainsi donc, ces deux-là sont passés maîtres dans l’art de nous faire porter le chapeau, à une époque où ce n’est pas gagné d’avance, météo ou figure de style mises à part. Pourtant, incontournable, il l’a longtemps été, que ce soit à des fins esthétiques, claniques, tribales, sociales ou utilitaires. Présent depuis l’antiquité, le chapeau a connu ses heures de gloire au XIXème, où seule une ouvrière pouvait sortir « en cheveux ». Chapeau d’autorité, bicorne noir assorti aux bottes qui claquent, ou bonnet phrygien de l’esclave libéré, chapeau d’apparat, tout en plumes et démesure, ou bibi cabotin, haut-de-forme grandiloquent, ou canotier bucolique, il nous dit, ou nous disait, beaucoup de la personne qui le porte, ou le portait. Son mode de fabrication est resté presque inchangé, mais ceux qui s’y collent ne sont plus légion. Il faut dire que la femme s’est libérée, et ce n’est pas si facile, que la société s’est débarrassée de certains carcans, et le chapeau, comme le corset, est parti avec l’eau du bain. Exit, quel dommage, tous les borsalinos, panamas, mantilles et autres sombreros de l’amer. Hors grand soleil, grand froid, cérémonies, folklore de la Sainte-Catherine, fashion week et fashion faux pas de la famille royale britannique, disons qu’il en bave…des ronds de chapeau. Il va bien falloir, pourtant, lui faire un avenir, ne laisser perdre ni le savoir-faire, ni la créativité dont nous avons été témoins. Et compter pour cela sur des passionnés qui, très loin d’être tombés sur la tête, donnent tout leur art pour que le monde se retourne sur la nôtre.
Portraits croisés
Blanche se souvient des brocantes à chapeaux qu’elle faisait, petite, avec son père. Son goût immodéré pour les couvre-chefs est né très tôt, et elle en a toujours portés. C’est d’ailleurs dans un style 1920 qu’elle s’est présentée aux oraux de sa maîtrise de droit privé. A ce moment là, elle ne sait pas enfiler un fil dans une aiguille et son diplôme la destine davantage au notariat qu’au dé à coudre. C’est donc dans ce domaine qu’elle commence sa vie professionnelle. Bien vite cependant, la fibre humaine lui manque, et c’est vers la Protection Judicaire de la Jeunesse de Roanne qu’elle s’oriente. Les réformes successives la découragent, au point qu’elle part bientôt pour le Conseil Général, où il ne lui semble pas disposer de plus de moyens pour être efficace. Ainsi, petit à petit, ses penchants artistiques viennent contrebalancer son équilibre mis à mal. Elle décide de prendre des cours de sculpture, et c’est ainsi qu’elle rencontre Gilbert.
Lui, d’origine cosaque, est né plus tôt qu’elle, à Paris. Enfant, il aime la solitude et jouer des heures durant dans une carrière. S’il a toujours peint et dessiné, c’est dans les assurances qu’il commence sa carrière. Cette vie est prometteuse mais ne lui convient pas. Il part alors avec son sac à dos, pour voir du pays, il en verra 44, sur une durée de 4 ans. A son retour, il donne à sa vie un mouvement artistique et reprend ses études. Il retourne à la pierre avec des cours de sculpture, et au dessin avec une formation académique à l’académie Julian . Il est bientôt retenu à l’Ecole Boulle, dédiée aux arts appliqués, à l’architecture et au design. Son apprentissage terminé, il monte sa structure de mobilier urbain artistique et devient entrepreneur en monuments historiques. En travaillant avec une dizaine d’artistes, il réalise 137 fontaines en France, restaure la façade de l’Eglise Saint-Etienne-Dumont, le Panthéon ou encore la colonne de la Bastille. Après des années d’une cadence soutenue dans Paris, la ville l’asphyxie, et c’est à la barre d’une péniche transformée en habitation qu’il décide, en famille, de se trouver un coin de campagne. C’est en 1995, après avoir acheté un magazine fluvial titrant « N’allez pas à Saint-Tropez, venez à Roanne », qu’il met 21 jours à rejoindre notre ville, retenu un temps par les glaces en Bourgogne, comme au bon vieux temps de la bête du Gévaudan. Il s’y installe, reprend ses travaux de rénovation tout en donnant des cours de sculpture, dans l’atelier qui est toujours le sien ou en itinérance dans les villages environnants. Il rachète toutes les pierres de la prison de Roanne et leur donne une deuxième vie. C’est dans ses ateliers du 76 rue Maréchal Foch, dans les jeunes années 2000, qu’il rencontre celle qui sera bientôt sa femme.
La modiste et le formier
Blanche se familiarise donc avec la sculpture… mais de ses mains ne sortent que des chapeaux. En 2004, tout en continuant à travailler, cette fois en tant qu’enquêteur auprès de différents juges aux affaires familiales, elle se forme à la technique du feutre à Chazelles-sur-Lyon, le berceau du chapeau de poil. Elle achète ensuite des moules à Mme Launay, modiste réputée de l’avenue Gambetta. Celle-ci, qui se retire de la profession, lui propose de lui transmettre son savoir-faire. Ainsi, tous les vendredis, elle apprend le travail du tissu avec sparterie, la fourrure, la paille, etc. Une aubaine inespérée. En 2006, elle et celui qui est désormais son mari rachètent tout le stock d’une chapellerie florentine et ramènent des trésors d’inspiration. Blanche commence à vendre ses créations, mais il manque un formier au projet qui se met en place. Gilbert s’essaye alors à la fabrication de formes en bois. Tandis que Blanche travaille pour la demande d’asile chez Adoma (logements solidaires), il se fait la main, et se la fait même très bien, puisqu’il est inscrit depuis 2011 à l’Inventaire des Métiers d’Art Rares (INMA) dans le cadre de la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Lorenzo Ré, à Paris, qui travaille pour la haute couture, et Gilbert, sont désormais les deux seuls à exercer ce métier en France. Quant à Blanche, dont la passion a été pour tous deux fondatrice, c’est en janvier 2019 qu’elle décide de consacrer tout son temps au métier qu’elle s’est offert.
La naissance d’un chapeau
Avec un cône de feutre ou de paille, un chapelier va effectuer un moulage, à partir d’une seule forme en bois. C’est un artisan qui travaille en série. Une modiste va d’abord travailler le haut du chapeau, soit la calotte, en s’appuyant sur une forme en bois ovale représentant uniquement la tête. Elle va ensuite, à main levée, et sous l’effet de la vapeur, réaliser le bas, ou bord. Elle ne fait donc que des pièces uniques. Le feutre, qui se présente sous la forme d’un cône ou d’une cloche, n’est ni tressé, ni tissé, ni tricoté. Il est fait de laine ou de poils de lapin foulés et agglomérés avec de l’eau chaude. Au contact de la vapeur, il se transforme en une espèce de chewing-gum malléable qu’il faut façonner. Avec une autre matière, comme de la paille ou du crin, il faudra utiliser une maquette permettant de faire une pièce en un seul tenant. Viennent ensuite, une fois la forme prise, les finitions, agrandissement et garnitures.
En amont, Gilbert choisit dans le Jura un arbre sur pied, un tilleul très exactement. Il a également passé un contrat avec la Société Royale Forestière de Belgique, qui a décidé de reboiser son territoire avec cette essence robuste : pour chaque forme créée dans son atelier, Gilbert fait planter 3 tilleuls (il peut en faire environ 40 avec un seul tronc). Il a choisi cet arbre car il ne réagit ni à l’humidité ni à la chaleur, tout en étant suffisamment tendre pour que Blanche y plante ses épingles. Il lui faut entre 4 heures et 10 jours pour sortir une seule forme de son chapeau (il fallait qu’on la fasse), aidé de ses multiples gouges, râpes ou mailloches. Il fait tout à la main et obtiendra d’ailleurs d’ici quelques mois le label extrêmement rare « Entreprise du Patrimoine Vivant ». Ce qui devrait lui attirer la convoitise insistante de la haute couture. Pour l’heure, il préfère les opéras… Lui et Blanche travaillent en effet beaucoup pour le monde du spectacle, du Puy du Fou à l’Opéra Garnier. Gilbert possède une collection de plus de 400 formes, pour sa femme, mais également pour d’autres chapeliers, modistes et jeunes créateurs.
La voie des hommes libres
Blanche et Gilbert dispensent aujourd’hui des formations et leurs chambres d’hôtes leur permettent même d’accueillir les élèves venus de loin.
Gilbert, qui est également peintre, pour se « reposer » de la sculpture, expose ses toiles sur place ou lors d’expositions, en la mémoire de son grand-père. Car ses origines cosaques déchirent la toile tandis que ses regards peints transfigurent les visages et indiquent, avec fureur et détermination, « la voie des hommes libres ».
Dans leur vaste jardin odorant au coeur de la ville, où une grande fresque vient illustrer le cheminement d’un homme de l’ombre vers la lumière, Blanche et Gilbert nous donnent, en effet, la sensation d’avoir gagné leur liberté et de n’avoir, comme un chapeau peut-être, que les vents contraires pour ennemis.