« La voie du milieu »
Il fut un temps où l’évocation du karaté faisait automatiquement surgir des images d’attaques fulgurantes perpétrées par une espèce d’hommes volants, reconnaissables à leurs moustaches pendantes, ou gominées vers le ciel, c’est selon, et à leur sale manie de viser les yeux avec les doigts. Bien sûr, sans qu’on ait eu le temps de les voir arriver ni de se demander quelle machinerie infernale leur permettait aussi peu de contact avec la terre ferme tout en ayant la détente d’un Mickael Jordan atomique. Il faut dire que Bruce Lee et Chuck Norris n’y allaient pas de main morte et que, cqfd, cet art martial fut associé au sang qui gicle, au feulement guerrier annonciateur de la branlée à venir et aux carnages à la Kill Bill. Bref, il fallait casser des briques et la baraque, ou mourir. Puis, si l’on s’en tient à l’influence du cinéma sur l’imaginaire collectif, arriva Karaté Kid, alias Daniel LaRusso (sans lien avec la chanteuse), jeune padawan qui, auprès d’un vieux jardinier malicieux, apprend à se défendre davantage qu’à attaquer. Ce maître à penser lui enseigne, à base de peinture de palissades, de conseils rabâchés comme les « lustré-frotté », « haut-bas » devenus cultissimes, la pureté du geste abouti, l’humilité et la vertu, avant le balayage de la mort qui tue. Et le public de découvrir que le karaté, libre de préjugés, est une philosophie avant que d’être un aller simple pour la castagne spectaculaire au pays des dragons.
Si son histoire est controversée, une chose est certaine : il est originaire de l’île d’Okinawa (« la corde sur l’océan »), au sud du Japon, et a probablement été influencé par les arts martiaux chinois. Le karaté tel que nous le connaissons aujourd’hui est en effet né à la fin du XVIII ème siècle de la rencontre de divers styles. Gitchin Funakoshi, élève de maître Ankô Itosu à Okinawa, est le premier à introduire le karaté au Japon au début du XXème. Il transforme légèrement le terme pour qu’il signifie « la main vide », soit « le refus de recourir à d’autres armes que les mains et les pieds », tout en « purifiant son coeur et son esprit de tout désir terrestre et de toute vanité ». Très vite, grâce notamment à Jigoro Kano, maître fondateur du judo (voie de la souplesse), la notoriété de cet art martial grandit, et il se voit enseigné dans les universités de Tokyo, puis partout dans le monde. Tant et si bien qu’en 1963, le jeune Bernard Bilicki, judoka alors âgé de 12 ans, commence l’apprentissage du karaté, sans bien comprendre, en première instance, à quoi vont le mener tous ces gestes dans le vide… Nous savons aujourd’hui qu’ils l’ont mené loin, très loin, sur la voie martiale par excellence. Triple champion de France, champion d’Europe, vice-champion des jeux mondiaux, professeur du Karaté club de Roanne et du Dynamic club depuis 1977, il est notre homme à la ceinture noire 9ème Dan, notre expert fédéral, qu’aucun empire du milieu ne nous enlèvera.

Avec un nom pareil…
Certains ont cru parfois que « Bilicki » était un nom de scène, une sorte de mariage arrangé entre « Billy the Kid », pourtant plus adepte des armes à feu que de la « main vide », et les arts martiaux. Et bien non. Bernard, né en 1951 à Lyon, doit son nom à un père polonais, Stanislas. En 1955, celui-ci installe sa famille à Roanne. Il est serrurier, sa femme coiffeuse, mais tous deux, l’une convaincue par l’autre, pratiquent le judo. Il s’entraine rue de Sully puis à Matel Sport, et c’est auprès de lui que Bernard commence son apprentissage en 1959. En judo, donc, ou l’art de la « préhension ». Il arrive au karaté à 12 ans, mais, à l’époque, celui-ci est presque péjoratif et se résume dans l’esprit des aspirants à « combien tu casses de briques ? ». Et lui qui est habitué aux corps à corps reste perplexe devant « ces gestes dans le vide ». Pourtant, le déclic artistique a lieu lors d’un stage avec des experts japonais. En parallèle, Bernard passe un CAP de coiffure et travaille 4 ans auprès de sa mère. A 18 ans, une maladie l’éloigne des tatamis et il passe 9 mois en sanatorium. Tout aurait pu s’arrêter là. Oui mais non. Champion de France des Clubs en 1970, il enchaîne alors les titres, et les voyages au Japon, où il se forme au combat, puis, avec un entraîneur de 75 ans, à la culture du geste. Il apprend le goût de l’effort, déjà inculqué par une éducation rigoureuse, le dépassement de soi, l’éminente philosophie du Karaté, et la différence d’enseignement entre l’Orient, tout en globalité, sans pédagogie didactique (« fais et ton corps comprendra »), et l’Occident, davantage tourné vers la réflexion et l’analyse. Pendant des années, il s’entraîne à Lyon et auprès de son père. Il ouvre son premier club en 1977, le « karaté club de Roanne » qui restera jusqu’en 83 Quai du Béal. Il est en pleine possession de ses moyens. Après 6 titres de Champion de France, dont en1979, 1980 et 1981 en catégorie mi-moyens, 14 sélections en Equipe de France, un titre de champion d’Europe par équipe en 1980, et une médaille d’argent aux jeux mondiaux de 1981, il décide en 1983 d’arrêter la compétition.
La quête du chef-d’oeuvre
Bernard se consacre alors à la transmission, comme entraîneur de l’équipe de France pendant 4 ans, en tant qu’expert fédéral, et au sein de son club, devenu le « Dynamic Club », qui déménage en 1983 rue Dourdein. S’il n’a pas forcé ses 4 enfants à suivre sa voie, il a depuis formé quelques compétiteurs, et des diplômés d’état qui l’assistent grandement aujourd’hui dans ces 600 m2 dédiés aux arts martiaux internes et externes: diverses formes de karaté, Aïki-do, Qi-gong, self défense, Full contact, Taï Ji Quan… Aujourd’hui 9ème Dan (ils sont 11 en France), alors qu’il n’existe qu’un seul 10ème Dan, Bernard dit se rapprocher, comme chaque être humain, de son chef d’oeuvre, sans l’avoir encore atteint. A 68 ans (ressenti -15), il arrive au « 3ème âge » de sa vie, celui de la maturité, où il ne recherche plus la performance mais la progression sur un autre registre de réflexion. Toujours en quête de sensations, il apprend, et apprend aux autres, à gérer l’impatience via la méditation en mouvement (Tai Chi), cet éloge de la lenteur, et la connaissance de l’énergie du corps humain. Soit le lâcher prise pour ne « pas être prisonnier des pas dans la neige ». S’il n’est pas à l’abri des passions humaines, il tend à cette « absence d’extrêmes » ou « voie du milieu » commune aux arts martiaux. Passé maître dans l’art de la transmission, sans être ni gourou ni mentor, il laisse sa trace en « tirant les gens vers le haut », dans l’humilité et le partage. Dès 4 ans, un enfant peut apprendre à se positionner dans l’espace, la pédagogie est adaptée en fonction de l’âge, tout comme la mise en avant des valeurs des arts martiaux. De celles que l’humanité gagnerait à systématiser. Car la vraie violence est dans la société et ses cours d’écoles, pas dans un dojo, le « lieu où l’on cherche sa voie », pour évoluer vers plus de simplicité, de vertu, d’existence autonome. Le karaté va bien au-delà de la victoire ou de la défaite, il polit les vanités, éduque de l’intérieur, et n’est un grand art que si sa cause est juste. Pas de doute, c’est bien de grand art, Bernard, dont nous avons parlé.
Dynamic-Club
82, rue Auguste Dourdein, Roanne
04 77 68 16 38