« L’Art qui tient à un Fil »
Dans la mythologie grecque, «fair-play» et modestie n’étaient pas vraiment l’apanage des Dieux. Autrement dit, leur magnificence incontestée, n’allons pas les énerver, n’avait d’égale que leur susceptibilité. Fort heureusement, leur caractère de cochon était contrebalancé par des pouvoirs de oufs. Athéna, par exemple, était plutôt du genre « soupe au lait » et toujours prête à monter sur ses grands chevaux. Ainsi, lorsqu’elle entendit un jour qu’une jeune et talentueuse tisseuse, Arachné, se déclarait prête à défier n’importe qui, déesse comprise, persuadée d’être la meilleure de sa catégorie… son sang 100% méditerranéen ne fit qu’un tour, et pas dans le bon sens. Un concours fut vite organisé, que notre jeune mortelle remporta haut la main. Oups. Courroux et châtiment. Athéna, hyper vexée, détruisit l’oeuvre maudite et frappa de son épée Arachné, qui, filant un mauvais coton, partit étouffer sa honte dans la pendaison. En découvrant le corps inanimé de sa rivale, la déesse au coeur mi-figue mi-raisin prit pitié d’elle et lui redonna vie, lui déclarant, tout en nuances: « Vis, mais reste suspendue, misérable! ». C’est ainsi qu’elle la transforma en araignée, mère de toutes ses congénères à pattes velues, qui tissent inlassablement leur toile jusque sous notre nez. Nullement intimidées, le regard fier et la gestuelle provocante. Droites dans leurs invisibles bottes.
Pénélope quant à elle, femme d’Ulysse et fidèle par excellence, usa d’une ruse ultime pour éconduire 114 prétendants durant la longue, très longue absence, passée pour mort, de son royal époux. Elle déclara ne pouvoir se remarier qu’après avoir achevé une tapisserie… qu’elle s’employa à faire le jour, et à défaire la nuit.
Cécile Tauvel Bonne, dont les origines grecques sont plus qu’incertaines, a cependant un lien avec cette mythologie qui, si souvent, faisait faire aux femmes… tapisserie. Spécialiste de la technique d’Aubusson, cette mortelle bien vivante n’a, en termes de talents, pas grand-chose à envier aux Dieux de l’Olympe. Sans vouloir, bien sûr, les provoquer. Elle nous livre une oeuvre résolument moderne, loin des scènes de chasse et des licornes, sans attendre de mari parti en Odyssée ni flanquée de traits arachnéens. Une oeuvre chaleureuse, graphique et inspirée, qui, vous allez le voir, est loin de ne tenir que par un fil.
Six siècles d’histoire
Quand on pense « tapisserie d’Aubusson », on imagine fatalement de sombres châteaux moyenâgeux, des Frénégondes austères, des cerfs moribonds aux prises avec des cavaliers poussiéreux, ou, pour les plus fins connaisseurs, la Dame (qui a fumé) à la Licorne… Ses origines sont incertaines. On parle de Sarrazins, de Louis 1er de Bourbon, de tapissiers flamands incités à venir s’installer sur les bords de la Creuse pour y dégraisser la laine… Toujours est-il que les 1ères tapisseries d’Aubusson connues sont dues aux frères Augeraing en 1501, et constituées de « verdures », soit de tentures au décor principalement végétal. Le procédé de tissage est unique et fait bientôt la renommée des ateliers de la région. Apparaissent ensuite les scènes de chasse ou à caractère religieux. Encore florissante au début du XXème siècle, cette tapisserie connaît un grand moment de solitude pendant l’entre deux guerres, avant de renaître sous l’influence de Jean Lurçat, artiste pluridisciplinaire qui la rénove en profondeur à compter de 1939. Si elle connaît à nouveau une crise depuis les années 80, elle est désormais inscrite au Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité. La transmission de ce savoir-faire pluriséculaire, un temps en péril, a été confiée au Greta du Limousin, et une formation de licier est aujourd’hui dispensée dans l’ancienne Ecole Nationale d’Art Décoratifs d’Aubusson, l’ENAD, fermée, elle, en 1998. Quelques 18 ans auparavant, Cécile Tauvel Bonne était sur ses bancs, avant de ramener sur nos terres sa technique inimitée.
Arachné des temps modernes
Cécile est née à Nancy au début des années 50. Seule fille d’une fratrie de 7 enfants, d’un père architecte et d’une mère assistante sociale, elle grandit, autonome, en développant le sens de la recherche artistique. Après un bac scientifique, elle s’inscrit aux Beaux-arts, dont elle suivra les cours pendant 2 ans, pensant s’orienter vers le graphisme et la publicité. Elle découvre ensuite, presque par hasard, la tapisserie d’Aubusson et décide, foudroyée, de tenter le concours d’entrée à l’ENAD. Elle le réussit et investit tout dans cette école. Son stage en résidence d’artiste terminé, en 1981, elle fait l’acquisition d’un véritable métier à tisser d’Aubusson, qui l’a suivie jusqu’à Roanne lorsque la vie l’y a amenée, dans ses jeunes années de mère de 4 enfants. Elle réalise sa première exposition à Saint-Germain-Laval en 1989, puis travaille de concert, pendant 30 ans, avec l’Association des Métiers d’Art du Roannais. Après que le métier de son père l’ait incitée à manier l’équerre à la perfection, et que les Beaux-arts aient mis en lumière ses talents de coloriste, la tapisserie a été pour elle un révélateur d’identité artistique, et une nécessité vitale dès qu’elle l’a découverte. Sans maître à penser ni démesure, elle n’y a pas trouvé une façon d’en mettre plein la vue ou d’étaler une folie personnelle, mais plutôt de s’exprimer, de tisser, donc, lorsqu’elle a quelque chose à dire.
Approche contemporaine d’un art séculaire
Cécile commence par le dessin, abstrait la plupart du temps, « quelque chose qui nous vient à l’esprit sans que l’on sache pourquoi ». Un carton est ensuite réalisé, sur lequel la création est redimensionnée pour intégrer un espace architectural défini. Il sert de guide placé sous la chaîne montée en coton blanc sur le métier. Les couleurs sont préalablement définies avec un nuancier pantone, et la laine, traitée air-lumière et parasites, est teinte à Aubusson. Cécile reçoit alors les écheveaux, qu’elle bobine elle-même. Elle prépare les « flûtes » de la trame et commence à tisser, passant celle-ci à travers les fils pairs ou impairs de la chaîne, dissociés par la traction de pédales. Elle travaille sur un immense métier horizontal, soit basse lice, comme à Aubusson, la haute lice (verticale) étant plus spécifiquement évocatrice de la manufacture des Gobelins. C’est l’envers qu’elle voit, du début à la fin, et ce n’est qu’une fois l’oeuvre achevée, et la tapisserie « tombée », qu’elle pourra la retourner. Sachant qu’il faut compter un mois de travail pour réaliser 1 m2, l’approximation n’est même pas une option… Chaque pièce, souvent destinée à une exposition murale, est ensuite inscrite dans un livre d’or, et le bolduc de Cécile, comme une signature, est cousu au dos. . Elle réalise également des tapis ou tissus d’ameublement, et peut travailler sur commande.
Graphisme et couleurs franches caractérisent son oeuvre, sa « résurgence de vécu » social ou culturel, dont elle ne saisit le sens qu’une fois l’ensemble tissé. Elle aime le « 1er jet », le trait unique, pour habiller les murs d’intensité. Si la tapisserie est pour elle un « coup de génie » dans sa vie d’introspection, elle dépoussière un mythe, en fait une forme d’expression fulgurante qui racontera encore aux générations futures, les légendes colorées de notre modernité.
80 Quai du commandant l’Herminier, Roanne
06.48.14.86.23