Entre le visible et l’invisible
C’est un sacré numéro. Et ça, pour créer, « ça crée ». C’est un exemplaire unique, un spécimen, un prototype. Un électron libre qui, pourtant, ne perd pas de vue le noyau de l’atome, et se faufile, à l’entre deux, dans le monde qu’il crée, au lieu de le subir. Pour y graviter tranquille, et nous y inviter. Adepte du sens caché, comme du geste énergique qui d’un seul coup dit tout, Corie Bizouard est une sorte d’alchimiste du genre humain, qui sait « obtenir de mystérieuses transformations ». Transformation du papier en sculpture de nu froissé, du vide en mystère plein, du noir et blanc en lumière, de la toile en théâtre intime. En poète malicieuse, sans aucun vers méchant, et plutôt à la manière d’un enfant, elle joue avec les médias, les matières, les faux-semblants, les maux d’esprit, les mots acrobates. Car cette artiste mutine aime la « langue des oiseaux », soit l’étude du sens caché des sonorités, une pratique ancienne prisée des bâtisseurs de cathédrales, pour crypter les connaissances, et des alchimistes. Puisqu’on en parle. En jouant sur l’homophonie, on peut accentuer le sens d’un mot, ou lui faire dire son contraire. La magie devient : « l’âme agit », l’essentiel : « l’essence du ciel », la mort : « l’âme hors », j’ai tout fait pour toi : « j’étouffais pour toi » ou le verrou : « ouvert ». Cette langue d’initiés, volatile et subtile, est, comme l’oiseau, un trait d’union entre ciel et terre, entre sens et contre sens, entre réalité et imagination. Si certains coiffeurs se la sont appropriée pour couper les cheveux en 4, et à plus ou moins bon escient (« Il faudra tif hair » et autres « changement dans l’hair » qui ne « manque pas d’hair »), Corie l’applique à l’ensemble de son oeuvre pour lui conserver une part de mystère dans laquelle le spectateur va pouvoir s’inclure.
Voici le parcours, voici l’univers, d’une artiste plasticienne curieuse et nébuleuse, qui s’amuse autant qu’elle répare, épure autant qu’elle détaille, et charme autant qu’elle dévoile.

Orthodoxe, moi ? Jamais !
Corie est née en 68 dans le 94. Cette année là, contestataire et agitatrice, elle est le dernier bébé à naître dans une clinique à la fermeture annoncée. Sans rapport, bien sûr, de cause à effet. C’est une enfant sage, un tantinet dissidente, qui est bien vite attirée par la liberté de la création. Sa grand-mère lui offre pour ses 10 ans son premier chevalet et l’abonne au magazine des Amis du Louvre. Adolescente, elle veut, déjà, créer un mouvement de peinture, et s’oriente vers un Bac d’Arts Plastiques. Puis, intéressée aussi par la photographie, elle fait une fac d’histoire, ayant dans l’idée de devenir grand reporter. Mais elle claque la porte après que ses profs l’aient interrompue, lors de son exposé passionné sur la révocation de l’édit de Nantes, avec un trop classique : « Arrêtez vous aux dates ». Corie n’aime pas les restrictions, les dogmes, et ce qui peut limiter sa compréhension du monde. Elle prend alors des cours du soir pour préparer les concours d’entrée aux Beaux Arts et aux Arts Déco. Difficiles et épuisants. Elle réussit les deux et choisit l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, dont elle sort diplômée en gravure en 94. Elle vit dans un quartier dense, bouillonnant, et ses échanges avec les autres sections lui ouvrent de belles perspectives. Elle en gardera d’ailleurs un goût prononcé pour les aventures artistiques inédites et collaboratives. « Regardez autour de vous et surtout ne vous enfermez pas ! L’enfermement, c’est l’enfer ». Fraîchement diplômée, elle rencontre le monde du théâtre. Pendant 18 ans, elle participe à la création de nombreux décors et affiches, tout en poursuivant ses recherches personnelles. Ainsi s’affirme sa préférence pour la frontalité, pour l’humain mis au centre de la scène, pour un style concis et lapidaire, de celui qu’on doit apprécier avec recul. Son travail se fait connaître de lui-même, au gré des salons et des rencontres. Elle expose aujourd’hui régulièrement en France comme à l’étranger, et vit depuis de nombreuses années dans la région roannaise, où l’amour « quand tu nous tiens », lui a fait poser pinceaux et papiers, bien au chaud dans un atelier qui ne se visite pas, « pour ne pas en rompre le charme ».

Peinture et gravure
Ce sont pour elle deux techniques complémentaires, « comme les deux faces d’une même pièce, l’une pénétrant le creux, l’autre caressant le relief ». Peindre est pour Corie un acte très intime, tandis que graver, à l’inverse du résultat final, l’exerce à une autre façon de penser. Elle utilise peu de couleurs, considérant que celles-ci parlent trop et dispersent le propos : « Les essentiels sont pour moi le blanc, le noir, le rouge et l’ocre, comme sont essentiels, le jour, la nuit, le feu et la terre… ». En pleine période de changement, Corie travaille beaucoup sur le noir et blanc, « cette lumière pure qui se suffit à elle-même ». La toile est son aire de « je », où l’humain a une place centrale. Il n’y a pas de paysages dans son oeuvre, car elle aime « faire vivre le hors-champ dans le frontal ». Elle oscille entre la foison et l’épure, entre le visible et l’invisible, pour ne pas tout dire et laisser le vide à sa transformation. Elle affectionne la fulgurance de la création pour en garder le fil : « il faut une étincelle, que ça aille vite, comme un oiseau qui sort de sa cage, comme dans la calligraphie chinoise où un geste = une énergie ». Elle laisse à l’espace la poésie qu’il doit avoir, créant ainsi du lien entre l’imagination du spectateur et la sienne.
Le papier en toute liberté
Que ce soit via ses acryliques, ses collages, ses dessins, ses sculptures ou ses installations, Corie recherche la liberté, la complicité, l’interrogation. Le papier, usé, recyclé, porteur d’une histoire, lui permet de restituer de l’intime, et de laisser libre cours à ses voyages imaginaires. Ses « Papiers volages et livres infidèles », ses « 100 titres et 100 papiers pour un voyageur immobile », ses petits mondes sculptés et enfermés dans des globes, ses saltimbanques de papier… sont autant d’oeuvres, légères et graciles, qui nous incitent à regarder avec le coeur, en laissant faire le vent. « L’art est une source, on l’utilise en mode alpha, celui de l’intuition, de la créativité ». A la manière d’un enfant, capable de s’amuser avec trois cailloux. Corie, d’ailleurs, n’a jamais cessé d’en ramasser, ayant l’oeil pour reconnaître les trésors des rivières, comme de la nature en général, ou de la vie en particulier. Elle aime les gens, l’humour, les mots d’esprit, et cueillir l’instant comme on écoute un sonnet. « Le présent est ce qui importe, avec la vibration qu’il génère ». Elle ne redoute ni la mort, qui fait place nette pour autre chose, ni la vieillesse. « Vieillir a un sens, il y a un sens de la vie à intégrer. On ne peut pas toujours lui opposer une volonté égotique ». Son travail en cours, encore sous le charme de son atelier, devrait nous donner à « voir » des images habituellement avalées, des images retouchées par la main de l’artiste, celle qui soigne, et répare l’instant figé. Mais jusque là, le mystère reste entier.
corie.bizouard@orange.fr