« La mauvaise réputation »
Mais non, çà, c’était avant. Quand les tôlards se racontaient à grands coups d’« enfant du malheur » sur la poitrine ; quand les bagnards étaient marqués comme des bêtes à l’encre de leurs yeux, qu’ils avaient encore pour pleurer ; quand les durs, les vrais, les tatoués, annonçaient la couleur avec, sur le biceps « à maman pour la vie » ; quand les filles à matelots affolaient les affamés avec des mouches impudiques, induisant des oeuvres cutanées plus dérobées, et plus payantes ; ou quand l’anthropologie criminelle faisait de cette prose indélébile le signe des forcenés… Et oui, il fut un temps, que les moins de 20 ans peuvent à peine soupçonner, où
« avoir la couenne brodanchée », tatouée donc, faisait du malheureux élu un Apache, un marginal, une putain (avec tout le respect qu’elle m’inspire), un scélérat aux portes du pénitencier. Il fut un temps moins lointain où pour rentrer en boîte, lieu que les moins de 20 ans ont à peine connu, même une décalcomanie Malabar, pourtant rarement subversive, pouvait nous laisser sur le trottoir. Alors oui, y’en avait marre.
Pourtant, ni les légionnaires, qui sur leur cou portaient « pas vu, pas pris », ni les marins, ni même les esclavagistes, n’ont inventé cet art. Des premières traces retrouvées sur un homme mort il y a plus de 5000 ans, à la carte d’identité qu’il représentait en Polynésie bien avant l’arrivée des missionnaires, en passant par son ancrage dans les traditions tribales des Celtes, des Berbères, des Japonais, ou des Egyptiens, ancestral il est, ancestral il restera. A l’origine, le tatouage avait, croyait-on, des vertus thérapeutiques, ou accompagnait un rite initiatique. Il marquait la maturité sexuelle, faisait office de talisman, imageait une personnalité, indiquait un rang dans la société ou une généalogie. D’autres moins humanistes, comme les Romains, l’utilisaient pour marquer les esclaves fugitifs ou les criminels condamnés à la gladiature. En France, le tatouage revient au XVIIIème siècle sur la peau des marins, après avoir été longtemps interdit par l’Eglise ( qui n’aimait pas qu’on touche à « l’oeuvre du Créateur »), ou réservé aux individus pendables. D’ancres en aiguilles, les militaires, les artisans et les couches populaires se l’approprient, pour signifier leur appartenance à une communauté. Une équerre pour un maçon, une tête de boeuf pour un charcutier, un « blase de mac » pour une prostituée, un « mort aux bourgeois » pour un anarchiste. Bref, vous avez compris l’idée. Cependant, et jusque dans les années 90, le tatouage est resté synonyme de mauvaise réputation, parce que pratiqué en prison pour exhiber son CV, dans la rue pour revendiquer sa marginalité. Et les quelques originaux qui s’y risquaient par pur esthétisme, sans casier ni passé à coucher dehors, avaient tout intérêt à bien le planquer pour trouver du taf…
Et puis soudain, Franck Besset. Et tout changea. Mais non, Franck, toi qui ne supportes pas qu’on te proclame
« artiste », nous ne sommes pas en train de dire que la généralisation massive du tatouage, que tu regrettes d’ailleurs, est de ton fait. Ok, tu as juste été doué au bon moment. Alors soit, tu n’es pas un artiste. Mais qu’est ce que tu es bon en ne l’étant pas !
On ne donnait pourtant pas cher de sa peau
Franck naît le 24 juin 1975 à Roanne et un vent contestataire souffle probablement sur son berceau. Mais pas que. Cet enfant sait bientôt instinctivement dessiner, sans jamais apprendre. D’ailleurs, les tables en bois des écoliers en portent longtemps les traces. Les profs qu’il a eus, et qu’il a parfois chahutés, gardent un souvenir mitigé de ses dons précoces pour le dessin, et la provocation. Car Franck est ce qu’on peut gentiment appeler un frondeur, un perturbateur. L’enseignement traditionnel n’est pas fait pour lui. Il ne fait que crayonner, croquer, peindre, mais son milieu modeste ne lui ouvrira pas les portes d’écoles de dessin. Adolescent, il découvre la culture rock, hard-rock, hip-hop, les magazines consacrés, et se passionne pour le street-art. Mais, au sortir du lycée, on ne donne pas cher de lui, qui ne sait pas non plus ce qu’il va bien pouvoir faire de sa vie. En attendant la révélation, il fait l’armée, puis enchaîne les boulots mal payés, un temps carreleur, un temps maître-chien… Il rencontre une fille dont le beau-frère tient Western Design, alors le seul tatoueur à Roanne. Quand celui-ci découvre par hasard les dessins de Franck, il ne le laisse pas passer, et, en guise de crayon, lui donne une aiguille. « Je me suis fait tatouer la 1ère fois à 18 ans, plus par provocation que dans un acte réfléchi. Jusqu’à cette rencontre, « tatoueur » pour moi n’était pas un métier, je n’y avais jamais pensé en tant que tel ». Pourtant, pendant 3 ans, Franck, qui est un « non artiste », apprend ce « non-métier », sur sa peau et celle de volontaires, tout en étant vigile la nuit. Alors ses parents se demandent ce qu’ils ont fait pour mériter çà… tandis que lui découvre un monde qui lui tend les bras. Et dans lequel il rend les armes.
De la marginalité à la popularité
Lorsque Franck commence à se former dans les années 90, le tatouage est encore marginal. « J’aimais çà d’ailleurs, les gens avaient vraiment quelque chose à raconter ». Les boutiques, ou tattoo shop, sont dissimulées dans des rues parallèles, et on y rentre en rasant les murs. « Il y avait quelques rares fournisseurs de matériel en Angleterre. La plupart du temps, on soudait, on stérilisait nous-mêmes nos aiguilles, et on fabriquait du noir tribal en mettant de l’encre de chine au bain marie ! ». De la même façon, il existe alors un grade chez les tatoueurs, qui se connaissent tous et se rencontrent régulièrement pour échanger.
« Aujourd’hui, on ne sait plus qui est bon, qui ne l’est pas, tellement nous sommes nombreux. Et les gens changent de tatoueur comme de chemise. Avant, quand on en avait un, c’était pour la vie ». Surtout, le tatouage a une réelle signification, c’est à cette époque un moyen d’expression presque viscéral, et on se tatoue parfois ce qu’on ne peut pas crier. « On gagnait difficilement sa vie et le troc était une monnaie d’échange courante. Mais la création était passionnante, pour raconter toute une vie en symboles. Maintenant, des investisseurs sont derrière les tattoo shop. Ce qu’on a gagné en confort de vie, on le perd en créativité. La pratique suit les courants de la mode, et les clients marginaux d’hier n’ont plus les moyens de se faire tatouer ! ». Quand Franck reprend la boutique de son formateur en 1999, qu’il rebaptise « Crazy Gang Tattoo », l’âge d’or est en marche. Il s’est fait un nom et on vient de toute la France pour lui confier sa peau. Il participe alors à de nombreuses conventions ou concours, et commence à former des jeunes car le métier se démocratise, tandis que le tatouage se popularise.

A fleur de peau
On ne peut pas le nier, le tatouage est devenu un effet de mode, et la jeune génération a l’épiderme décomplexé. Beaucoup ne connaissent même pas la symbolique de ce qu’ils demandent. « Or, certains tatouages peuvent être très dangereux suivant l’endroit où on se trouve, et peuvent être associés à un gang, une mafia, ou un palmarès
criminel ». Mais il y a, heureusement, des gens qui ont encore des histoires à raconter, une culture à revendiquer. Alors Franck, qui depuis 22 ans a eu le temps de voir les choses changer, continue fièrement, et avec toute la dureté de l’exigence, à former ceux que le métier attire. « J’ai la réputation d’être direct. Mais les gens qui m’ont fait progresser ne m’ont pas brossé dans le sens du poil. Et puis, un bon dessinateur ne fait pas forcément un bon tatoueur. La peau est un support très particulier ». Il continue d’oeuvrer pour un
« art…isanat » réfléchi et ressenti. « Je refuse de tatouer les trop jeunes, comme je refuse les projets identitaires, ou ce qui ne me semble pas être esthétiquement approprié». On l’aura compris, le « coucou petite perruche », ce n’est pas son truc. Cet éternel insatisfait, qui déteste la routine et les rapports sans franchise, est aussi bon vivant que déterminé. Egalement passionné de hockey, de dragster, de karaté, de voyages, de moto, de bateau… il ne reste pas en place, tout en n’y allant pas par 4 chemins. Quant à sa peau, qu’il a sauvée d’une existence sans émois, elle continuera à lui servir de toile pour ses autoportraits. Et les revanches qu’il n’a, semble-t-il, pas fini de prendre.
Crazy Gang Tattoo
17, rue Bourgneuf
04 77 70 77 87