Le peintre laqueur d’étoiles
Aux frontières du Pop-Art
Un nuage blanc. Qui, depuis un grand ciel bleu, croquerait les beautés et les errements du monde. Voilà une idée d’autoportrait que la postérité donnerait à son au-delà. Christian Guy-de son nom de visage pâle- n’est plus, et la couleur manque. Alors forcément, en ces temps de spleen écologique et de brumaille sociétale, son souvenir, lui, naît plus. Seize ans que cet apache du Pop-Art, qui peignait toujours à plat, a rangé une dernière fois ses pinceaux, mouvementés jusqu’au bout.
Pour Nina, sa femme, seize ans, c’est beaucoup. Seize ans, c’est incalculable, insolent, inouï. Pour Thibault, son fils, seize ans, c’est tout juste ce qu’il faut de digestion pour une vie trop courte, un départ trop long. Mais pour la concordance et la modernité de son œuvre, seize ans ce n’est… rien. Que dalle. Oualou. Chacune de ses toiles rend son absence relative. Parce que chacune de ses toiles trouve un écho dans un présent fait de surenchère d’images et de consumérisme.
Une phrase au hasard, dont il a la paternité… « Notre société avancée laisse sur le carreau des cohortes de clodos ». Car Christian Guy est aussi un peintre de jeux de mots, qui puisent leur pertinence dans les contradictions d’une civilisation sur le déclin, et dans les siennes propres. Très attiré par les sirènes du rêve américain et son armée de possibles, il en fustige cependant les fondements sanguinolents, soit les massacres perpétrés contre les peuples amérindiens. Alors très tôt, il se déclare Peau Rouge de cœur, prêt à planter ses flèches dans l’oncle Sam, tout en dealant parfois avec l’oncle Benz. Il se choisit le nom de « Nuage Blanc », apposé désormais sur tous ses tableaux, et dénonce, avec poésie, humour et dérision, les paradoxes ou les excès qui pourtant le fascinent. Sa rencontre avec la laque glycérophtalique l’ancre dans la continuité du Pop-Art, et c’est dans son atelier de Renaison qu’il passe des décennies à peindre et dépeindre notre monde. Dans des couleurs audacieuses, énergiques, intenses, qui molestent les faux-pas de l’humanité, en encensent les grâces ou les Aphrodites hollywoodiennes. Alors, tandis qu’il laque sans relâche les temps forts d’un monde de brutes et en portraitise génialement les égéries, il respire des toxines vicieuses, qui tissent longuement la toile d’une « longue maladie ». Alors oui, les œuvres de Christian Guy, percutantes et habitées, sont autant des traits de génie que des sacrifices.
Naissance d’un Pop’artiste
Christian Guy est né à Lyon le 29 février 1948. Pendant ce temps-là, ailleurs dans le monde, la République Populaire de Corée du Nord vient d’être proclamée, et Martin Luther King d’être nommé pasteur baptiste aux Etats-Unis. Le Pop Art, ou art populaire, naît à la même période mais en Angleterre, sous l’impulsion d’un groupe d’artistes Londoniens qui se met à utiliser des images du quotidien américain et amène la culture de masse dans les beaux-arts. La toute première œuvre, signée Paolozzi, est un collage mettant en scène une pin-up, le logo Coca Cola, un avion de la seconde guerre mondiale, un pistolet et une tarte aux cerises. Un nuage de fumée sort du revolver et révèle le mot « Pop ». De populaire. Elle s’intitule « J’étais le jouet d’un homme riche ». Christian, lui, peaufine son profil de laqueur (ou liker) d’étoiles dès qu’il saisit le potentiel de ses mains. Sa créativité va bon train, et il passe son temps à dessiner, peindre, écrire. A 11 ans, il réalise se première série de tableaux : « La Corrida », avec des feutres sur des panneaux de bois. Laqués. Déjà. Andy Warhol, de 20 ans son aîné, est sur le point de fonder « The Factory », le studio artistique dans lequel l’ « american way of life » va morfler, via des sérigraphies qui révolutionnent les idées classiques de l’art. Avec lui, la star devient artificielle (Marilyn), et la chaise électrique, de l’œuvre du même nom, le symbole d’une société sauvage. Il déclare d’ailleurs : « On n’imagine pas le nombre de personnes qui accrocheraient chez elles le tableau de la chaise électrique, surtout si les coloris de la toile s’harmonisent avec les rideaux. » L’envers du décor est cru, mais il est consommable, comme le reste. De l’autre côté de l’atlantique, les parents de Christian font l’acquisition d’un poste de télévision et cette boîte à images est pour lui une découverte presque hypnotique. Pourtant, toujours à 11 ans, il s’en débarrasse, pour ne pas détrôner le roi des cons. Ainsi, tandis que des artistes Pop Art se font connaître à New-York et Los Angeles en transformant des objets du quotidien en œuvres d’art, le jeune Guy commence à intégrer les codes de la société de consommation, et à affuter son sens de l’humour critique. Adolescent, il habite à Angers, où il rencontre bientôt Nina. Pour ne plus la quitter. Ses parents, professionnels du textile, décident de s’installer à Roanne, pour y remonter une usine de maille. Nous sommes en 1968. Nina est du voyage, « parce qu’on ne peut pas séparer des enfants qui s’aiment autant ».
Le temps des révélations
Alors que Nina apprend son métier aux côtés de ses beaux-parents, Christian part étudier les Beaux-Arts à l’imprononçable Kunstgewerbeschule de Zurich en Suisse. Après avoir, selon ses termes, « écumé toutes les foires aux croûtes » d’Angers, son objectif est de s’affranchir des techniques traditionnelles de la peinture officielle. Admiratif de Roy Lichtenstein, George Segal, James Rosenquist ou encore, bien sûr, Andy Warhol, il s’en imprègne et s’en repaît. De retour en France, il conserve précieusement le pied à terre familial à Renaison et s’installe avec Nina à Paris. 68 est encore chaud. L’heure est à la libération sexuelle et artistique, comme à l’émancipation des femmes … Christian profite de tout car il est de ceux qui veulent « vivre sans temps morts, jouir sans entraves ». Tout en adhérant à la culture de la contestation de l’ordre patriarcal, de la morale, de la politique… Christian se retrouve vite confronté à ses contradictions en travaillant comme concepteur/dessinateur pour de grands noms de la publicité : Publicis, Dupuis-Compton, Publi-Service. La société de consommation, dont l’émergence est favorisée par les 30 glorieuses, bat son plein. En pleine immersion, Christian se déclare bientôt inadapté à ses dérives. « L’art de la peau de banane et de la masturbation verbale me rend réfractaire à toute structure capitalistique traditionnelle. ». Qu’à cela ne tienne, sa passion pour la moto lui offre un nouvel élan : Pierre Barret lui confie la mise en page de Moto Journal, à plein temps jusqu’en 1977. Christian poursuit en parallèle ses travaux personnels, qu’il signe désormais d’un nuage blanc, symbole de sa communion avec les esprits des indiens d’Amérique, passés de peaux rouges à peaux de chagrin. Car oui, il est fasciné par l’Amérique des années 70, ses stars, ses produits phare, son image lustrée et sa grandiloquence. Mais non, il n’en ignore pas la face cachée et tout ce que le rêve made in USA implique d’atrocités. Un arrangement professionnel lui laisse bientôt deux semaines par mois pour peindre dans son atelier de Renaison. A partir de 1986, alors que Nina a créé sa marque de prêt à porter, « Nina Guy », dont certaines lectrices se souviendront peut-être, il se consacre entièrement à son art. Leur fils, Thibault, a un an. Christian découvre la laque glycérophtalique, qu’il applique désormais sur des tas de bois stratifiés, « dans un subtil et triangulaire équilibre des couleurs ».
Un monde à rire et à pleurer
Une intense période de création est en marche, qui ne s’arrêtera plus. Christian passe ses journées calfeutré dans son atelier, dont il ne faut ouvrir la porte sous aucun prétexte, pour ne laisser aucune prise aux grains de poussière. Bientôt, ses tableaux sont exposés, à Paris comme à Tokyo, à Gstaad comme à New-York. D’un naturel hédoniste, il partage sa vie entre la peinture et d’autres plaisirs terrestres : des séances de roller avec son fils aux gueuletons endiablés, de Nina la muse à la poésie grinçante, des voyages lointains aux vernissages mondains. C’est un grand gosse, très drôle, et un brin colérique. Qui porte des chaussons indiens et appelle sa femme « petite plume de perdrix », son fils « lézard agile ». Lui qui, petit, dessinait des cowboys et des indiens, regardait Zorro et Rintintin, a à présent honte de sa race, pour qui « la justice n’est pas au service du bien ». Alors il ironise, et jette ses couleurs sur le monde. En artiste complet, il écrit aussi, beaucoup, et joint parfois ses textes aiguisés à ses tableaux. Il y parle de bombe atomique et d’amanite phalloïde, d’Erika et ses entrailles éventrées, de Paris où « les enfants ne jouent plus à la marelle, ils taguent et renversent les poubelles », de vache folle et de « midinette de minuit pile, poils sous l’bras et sexe à pile »… Ses œuvres, graphiques et dynamiques, racontent l’actualité, le clan Clinton, les belles bagnoles, le star system, les 4 saisons, la Wonder Woman des fast-food, le corps des femmes ou le désir…
Au fil des toiles, ou fil d’étoiles, et flirtant avec l’hyper réalisme, il réinvente un monde sans surprises, nous berce d’illusions à peine voilées, ignorant qu’il meurt déjà à petit feu dans les vapeurs pas très catholiques de sa peinture qui ne l’est pas non plus. Lorsque le couperet tombe, on lui donne 6 mois à vivre. Pourtant, il prolongera son sursis de 6 ans. Parce que la passion, et l’amour des siens, lui créditent des points de vie. Il peint jusqu’au bout, s’amuse de jeux de mots jusqu‘au bout, aime jusqu’au bout. Et depuis ? Depuis, Christian Guy ressuscite, à chaque défaut d’oubli, à chaque regard posé sur ses œuvres tenaces, saines et sauves, à chaque touche de blanc dont il éclabousse le ciel.
Certaines de ses œuvres sont exposées à la Galerie Deza, 11, rue Alexandre Roche, 42300 Roanne