Coulisses d’un artisanat d’art
Eloge de la lenteur
Et dans un monde pressé, ce n’est pas du luxe, bien que le résultat de cette « douceur de faire » puisse s’y apparenter. Précisons que nous ne parlons ici ni de mollesse, ni de paresse qui, en certaines circonstances et selon notre nature peuvent apparaître comme un droit -à l’inaction- inaliénable. Mais il est clair que, sans jugement de valeur, toutes les lenteurs ne sont pas à mettre dans le même sac, et celle qui aujourd’hui nous intéresse relève davantage d’un « ralentissement pour cause de création » que d’un alanguissement peu fécond. Quand le peu est l’artisan du mieux, et qu’il part sans souci de productivité en quête de l’objet remarquable, il implique plus d’un tour dans son sac, et la flemmardise assurément n’en fait pas partie. Imaginez au contraire ce qu’il faut de technique, de précision, de callosités, d’opiniâtreté, de foi même pour aller à contrecourant des rapides du monde et favoriser la croissance de son potentiel créateur. Imaginez ce qu’il faut d’instinct de préservation pour ramener à la vie un métier ancestral, sorti perdant de la mondialisation, et crier haut et fort que le bonheur est dans le peu quand tout nous incite, quel vaste cul de sac, à une surconsommation asphyxiante. La maroquinerie, soit l’art de transformer les cuirs en objets, désignait autrefois le travail du maroquin, « une peau de chèvre ou de bouc passée à la chaux, coudrée, mise en couleur et tirée à la pommelle ». Des bourses aux gibecières (sac de chasse), des aumônières aux escarcelles, des portefeuilles aux sacs de voyages, elle a longtemps livré des objets de première nécessité. Jusqu’à ce que l’avènement du sac à main en cuir pour dame, au début du XXème siècle, ne lui octroie une place de reine sur le grand échiquier de la mode. L’affaire est dans le sac et la maroquinerie artisanale française connaît alors quelques fastes décennies, avant les heures sombres de la délocalisation. Et en effet, beaucoup de fabricants historiques ferment entre la fin des années 80 et le début des années 2000. Ceux qui restent aujourd’hui sont souvent utilisés comme sous-traitants par les leaders du luxe, dont l’objectif est de se réapproprier le savoir faire français pour renforcer la légitimité de leur secteur. Bref, la relocalisation devient un sujet crucial. Leslie Deguernel, artisane maroquinière, ne travaille pour aucun géant de l’industrie du luxe. Comme la plupart d’entre eux, elle ne compte parmi ses ancêtres aucun illustre malletier attitré de l’impératrice Eugénie. Mais elle a, solidement chevillé au corps, un goût prononcé pour la création et le temps d’incubation qui fait sa qualité. Entre aiguilles à main et pinces de sellier, le fil d’Ariane déroulé, fait de techniques artisanales et d’amour du métier, lui a permis de trouver une sortie possible, une fenêtre ouverte sur une mode éthique et incarnée.



L’attrait pour l’objet
Leslie Deguernel est née en 1989 en Normandie, là où la pluie vient de Bretagne. Elle obtient tout d’abord un Bac STI Arts Appliqués, puis un BTS en Design Produit. Mais le dessin et les maquettes ne suffisent pas à son épanouissement. Elle a besoin d’un lien direct avec la matière et, in fine, de faire naître un objet de ses doigts. Elle hésite un temps entre le travail du cuir et celui du bois, mais les risques inhérents au métier d’ébéniste, pour des mains auxquelles elle tient, la font s’orienter vers la maroquinerie. En 2010, et d’humeur globetrotteuse, elle part suivre au Canada une formation de 3 ans au Centre des Métiers du Cuir de Montréal. Dans sa promo, ils sont 6 en 1ère année, 2 en dernière, ce qui laisse imaginer une attention personnalisée accordée à chaque élève et l’efficience d’un enseignement par petits groupes. Elle y apprend les techniques et l’exploitation des qualités physiques et esthétiques du cuir, de la couture à la gainerie, ou comment concevoir des accessoires décoratifs, de mode ou de luxe, en créant des pièces uniques ou des petites séries. Diplômée en 2013, elle participe au Salon des Métiers d’Art du Québec, où elle représente son école avec sa collection de fin d’études, puis se perfectionne les années suivantes auprès d’un de ses professeurs et de son atelier de production Montréalais. Leslie rentre en France en 2016 et travaille alors comme « petite main » pour un sous-traitant d’une marque de luxe française. Mais les tâches répétitives et peu gratifiantes qu’elle a à accomplir sont loin de la combler. Elle brigue l’indépendance et, surtout, une implication de chaque instant dans le processus de création, de la conception à la confection.

La naissance d’une marque
Nous sommes en 2020. Leslie a le savoir-faire et l’inspiration graphique pour se lancer, mais le matériel professionnel est cher, très cher. Elle achète alors tout en seconde main : la machine à coudre pour cuir, la pareuse, qui sert à désépaissir le cuir pour les finitions, la machine de marquage à chaud pour apposer le nom de Deguer, de Deguernel, sur ses créations, etc. Elle trouve à Cervières un atelier où s’installer mais l’année, mal vécue par bon nombre d’entre nous, s’avère également être une mauvaise pioche pour l’aventure entrepreneuriale. Qu’à cela ne tienne, elle peaufine son style, sa vision de la mode et de l’artisanat. Minimalisme, fonctionnalité et intemporalité la guident pour revisiter les basics de la maroquinerie et de la petite maroquinerie. Le graphisme « lowpoly », qui permet dans les jeux vidéo de simplifier la représentation de la 3D par des polygones, lui donne l’idée d’une ligne épurée et géométrique qui réduit les volumes à des polyèdres (solide limité de toutes parts par des polygones plans). Ainsi créé t-elle une collection faite de figures, de triangles, de facettes réfléchissantes qui ne sont pas sans rappeler celles de diamants bruts. Une amie lui parle de La Cure de Saint-Jean-Saint-Maurice, qui soutient la filière des métiers d’art, notamment par la location de locaux adaptés aux artisans d’art. Leslie, qui souhaite vivre dans la région, pose alors sa candidature, qui est acceptée. Elle y est installée depuis le mois d’avril 2023, et sait qu’elle dispose d’au moins deux ans pour lancer véritablement, et dans de bonnes conditions, Deguer Maroquinerie.


Slow made in France : l’art et la manière
Pour chacune de ses créations, Leslie fait un dessin préalable, une maquette en papier pour valider les volumes, puis 2 prototypes au minimum sont nécessaires avant de parvenir à une pièce aboutie. Adepte de la slow-fashion, et soucieuse de limiter l’impact écologique de son activité, elle sélectionne ses matières premières en fonction de leur proximité géographique, et de leur qualité. Elle utilise du cuir de veau, en provenance de La Tannerie du Puy (en Velay…) ou de la Tannerie Garat & Fils en région Aquitaine. Les tissus sont quant à eux tous labelisés OEKO-TEX et/ou GOTS. Elle décline pour l’heure ses créations en 2 couleurs de référence, ponctuées d’éclats d’argent : le noir, pour son intensité plus qu’élégante, le camel, pour sa chaleur indémodable. Chaque pièce Deguer est confectionnée entièrement à la main, sur commande pour les plus importantes (dont les ceintures, les sacs à main, sacs à dos et sacs de voyage), ou en série limitée pour la petite maroquinerie (trousse, portemonnaie, portefeuille, etc.). Et puisque Noël est à nos portes, avec son cortège de camelotes venues de l’autre bout du monde, pourquoi ne pas s’inscrire en faux, et commencer, peut-être, la chronique d’un artisanat ressuscité ? Désavouer le consumérisme et le cadeau contraint sans histoire, au profit d’un objet qui en a une. Dont on connaît la provenance, jusqu’au visage de sa créatrice, qui, morceau par morceau et à la croisée des fils, a donné vie à l’inanimé. (Créatrice invitée de la boutique Ribambelle).
