Créateurs et Tisseurs d’Etoffes
Haute Couture
L’hymne à la soie
Ce qu’il faut de légende, de confiance et de patience pour en arriver là. Au départ, ce n’est qu’un œuf minuscule, un fifrelin, une poussière d’univers à qui nous n’accorderions, suprémacistes que nous sommes, aucun crédit de vie, et à qui nous ne prêterions, fanfarons que nous sommes, aucune maîtrise de quoi que ce soit. Au bout de 30 jours pourtant d’existence anodine, ce peu de chose a vu son poids multiplié par 10 000, comme si un nourrisson humain passait en 1 mois du vêtement naissance à la gigoteuse 30 tonnes. Mieux encore, cette bricole de génie, gavée de feuilles de mûrier blanc, va alors fabriquer une bobine de fil pouvant atteindre 1,5 km et aussi résistant, à diamètre égal, qu’un fil d’acier. Pourquoi me direz-vous, autant de frénésie et d’opiniâtreté, si le dessein n’est pas cabalistique, sublime, monumental ? Justement, il l’est. Car la vétille devenue chenille, autrice de l’œuvre tricotée, n’a qu’une seule idée en tête, et quelle idée : voler. Elle doit pour cela passer quelques jours à l’étroit dans un cocon de soie, devenir chrysalide par l’opération d’on ne sait quel esprit, puis papillon par le truchement d’on ne sait quelle énergie.
Seulement voilà, une princesse chinoise aurait un jour vu tomber d’un mûrier, et dans sa tasse de thé, un cocon de bombyx, notre bien nommé ver à soie qui, sous l’effet de la chaleur du breuvage, aurait alors livré son secret, celui d’une vie qui ne tient qu’à un fil, cependant assez zélé pour se voir pousser des ailes. Quoi qu’il en soit, les hommes furent charmés par les extraordinaires qualités de ce fil de soie continu (contrairement au coton dont les fibres sont interrompues), et le bombyx devint à jamais une âme damnée, condamnée à errer sans ailes dans les hauts lieux de la soierie. Car il faut étouffer la chrysalide avant sa dernière métamorphose, soit avant que le papillon ne perce un cocon qui ne pourrait plus être dévidé. C’est ainsi, depuis environ 4 700 ans avant Cyril Hanouna, la soie que nous portons, que nous admirons, que nous caressons, résulte d’un destin inachevé. La moindre des choses est d’en apprécier la rareté, la préciosité, la richesse, et de ne pas la réduire à une soie belle et tais-toi, une bagatelle, une frivolité. Ce qui, ne me le faites pas dire, serait un problème en soie.
La sériculture a longtemps été un monopole chinois, jusqu’à ce que deux moines ne ramènent, cachés dans leurs bâtons de pèlerins, des œufs de vers à soie aux abords de la méditerranée. Nous sommes alors au VIème siècle et il faut attendre le XIVème pour que la production française ne prenne son essor, sous l’égide de Charles VII qui fait planter des mûriers dans la région de Montélimar et encourage les fabriques de soie de Lyon et de Tours par l’octroi de privilèges. En 1850, la sériculture française est installée et la cité des gones est devenue la capitale mondiale de la soie. Au XXème siècle cependant, l’arrivée des textiles synthétiques sonne le glas de l’hégémonie lyonnaise. Aujourd’hui, les soyeux de la ville ne fournissent plus que la haute couture et les châteaux d’Europe, ceux d’Espagne compris. Figurez-vous pourtant qu’il se trouve sur notre territoire une entreprise familiale spécialisée dans le tissage de la soie et dans la production de tissus destinés à tout l’univers de la femme. Les Tissages Denis & Fils, situés à Montchal, offrent une renaissance à un savoir ancestral, et bien des égards à tout ce qu’il a fallu de légende, de patience et de confiance pour en arriver là.
La culture textile
Après une première vie professionnelle passée sur les routes, André Denis, grand-père de l’actuel dirigeant Bruno Denis, crée son entreprise de tissage à façon (étoffes en soie) à Montchal en 1956. Il est rattrapé par la tradition textile qui accompagne la famille : sa femme y est attachée et son propre père tissait déjà des tissus Jacquard sur des métiers à navette dans son atelier. André travaille alors de nombreuses années pour des soyeux lyonnais. Son fils Jean-Paul le rejoint en 1965 et sent bientôt s’installer le vent du changement ou, plus précisément, celui de la délocalisation. Qu’à cela ne tienne, puisque les lyonnais achètent ailleurs, il commence à faire ses propres dessins. A la fin des années 80, les premiers locaux sont construits, les métiers à navettes deviennent des métiers sans navettes et l’entreprise passe d’une activité de sous-traitant façonnier à celle de fabricant créateur. Et la Maison Chanel, qui cherche un partenaire sérieux mais peu connu, lui fait mettre un pied dans le luxe. Le jeune Bruno, petit-fils du créateur, qui chantonne depuis toujours cet hymne à la soie, fait de son plein gré et en toute conscience une école de textile. Avec son oncle Christian, il rejoint en 1996 l’entreprise familiale, qui compte alors 20 employés. De belles années se profilent, marquées par des collaborations prestigieuses, la création d’un deuxième bâtiment de production dans le cœur du village, la prise de participation dans la société Hugotag Ennoblissement de Saint-Just-Saint-Rambert (42), spécialisée dans la teinture et l’apprêt de tissus haut de gamme, puis dans Les Moulinages du Riotord (43), essentiellement producteurs de fil de soie pour le marché du luxe. A la fin des années 2000, Denis & Fils maîtrise donc toute la filière et assoit sa pérennité. Et lorsqu’une crise sans précédent, celle de 2008, éclate, l’entreprise parvient, non sans sueurs froides et l’aide précieuse d’une marque qui ne l’est pas moins, à maintenir le cap. En 2010, Fabienne Denis, fille de Christian, intègre le pôle création. Elle y laisse son empreinte, au-delà de sa disparition prématurée en 2014.
De l’art à porter
Denis & Fils, dont la direction est assurée depuis 2016 par Bruno, compte aujourd’hui 80 collaborateurs et 62 métiers à tisser répartis sur 2 sites à Montchal, l’un de 6500m2, l’autre de 1500m2. Si l’entreprise est certes spécialisée dans le tissage de la soie, elle fournit également aux plus grands noms de la haute couture tous types de tissus (lin, coton, laine, lurex…) pour habiller, de la tête aux pieds, une femme, de la lingerie aux chaussures, des sacs à main aux foulards, etc. Bruno a pour leitmotiv, mission presque, de ne laisser disparaître aucun savoir-faire textile de l’hexagone, et à fortiori de la région. Il rachète ainsi DBD Textiles (Buxy-71) en 2012, dont le cœur de métier est la fabrication de cravates, lavallières, nœud-papillons, etc. Denis & Fils accorde également une importance capitale à la formation des talents de demain, puisque les écoles de textile ne sont pas légion. Les machines, à la pointe de la technologie, nécessitent des gestes millimétrés dont la précision confine à celle de l’orfèvrerie. L’entreprise s’est d’ailleurs en partie développée en travaillant avec des clients étrangers sur des marchés de niche, comme c’est le cas avec le « lancé-découpé », une technique de tissage avec des fils de trame supplémentaires qui flottent entre les motifs. Ces fils sont coupés, l’excédent est recyclé et des petites franges ressortent sur la face du tissu. Denis & Fils est un monde à part, fait lui-même de microcosmes multiples, de soie peinte par une artiste pour des princesses d’Orient, de lin enduit pour une maroquinerie aux monogrammes ou damiers allégoriques, de velours de soie Jacquard, dont ils ne sont que deux en France à maîtriser les secrets. Des savoir-faire d’exception dont les showrooms de Montchal, de Paris, et peut-être bientôt de Milan, se font les vitrines.
Et la création fut
Tout commence avec la créativité des équipes, leur inspiration libre ou guidée par les demandes du client. Grâce à un logiciel spécifique, chaque dessin réalisé doit être lu et reproduit par un métier à tisser, une fois les essais validés en laboratoire (tests de frottements, de vieillissement à la lumière, de sueur, etc.). La préparation des chaînes s’effectue sur différents ourdissoirs (machine servant à préparer des bobines de fil prêtes à être utilisées), adaptés aussi bien pour la soie que pour n’importe quelle matière. Cette étape consiste à assembler les fils de chaînes parallèlement par portées, dans l’ordre qu’ils occuperont dans l’étoffe. Vient ensuite le tissage, dont le tissage Jacquard qui permet la fabrication d’étoffes façonnées présentant des dessins ou des effets de relief par croisement des fils. Un contrôle rigoureux est effectué à différents stades et de nombreuses maisons de haute couture accordent à Denis & Fils le statut « Assurance Qualité Fournisseur », qui lui permet de valider en interne l’exacte conformité du produit fini. L’équipe d’ennoblissement procède alors aux finitions décoratives et techniques : l’impression ou le peint main, les apprêts mécaniques ou calandrage (une opération qui consiste à faire passer une matière entre deux cylindres pour la lisser ou la lustrer), la découpe du tissu en rubans, le rasage de tissu lancé-découpé et du velours… La visite des lieux est bercée, avec plus ou moins de décibels selon les pièces que nous traversons, par la rengaine mécanique incessante de métiers en tension, veillés par des sentinelles qui fonctionnent en 3/8, gardiennes d’un fil qui, à sa façon, deviendra papillon. Alors, parmi toutes ces perles textiles, ces Phénix de l’étoffe en gestation, ces voiles luxueux que nous n’aurions su voir, il nous vient un sentiment de fierté envers ces hommes, et ces femmes, qui ne laissent rien tomber.
99, rue de la soie, 42360 Montchal
04 77 28 60 21
www.denisfils.fr