Une petite fille de 10 ans observe, lors d’une veillée, son père qui nettoie la glaise de ses sabots. Nous ne sommes pas en plein anachronisme ni dans une communauté Amish de la côte roannaise, mais à Saint Romain La Motte, en 1900. Pierre Martelanche, modeste vigneron de 51 ans, s’apprête à gagner sa part d’éternité car sa fille lui demande de modeler, avec cette glaise, un vase pour ses fleurs. Il accomplit ce geste fondateur. En effet, jusqu’à sa mort en 1923, sans cesser, il fera naître sous ses doigts ses représentations de la féminité, de l’indispensable progrès et de ce qui compose son ADN : la lutte contre les injustices de tous ordres, la laïcité, l’éducation en alternative aux guerres assassines, et la femme comme avenir de l’homme. Soit le pire cauchemar d’Eric Zemmour.
Mais les grands humanistes d’aujourd’hui étant les aliénés d’hier, Pierre est un fou en son temps. Alors, même si ses œuvres, ses plaidoyers, sont à l’abri dans le « petit musée » qu’il leur a construit, elles connaissent le mépris, le rejet, puis l’oubli et les intempéries. Car l’opprobre est jetée, aussi, sur ses descendants. Figurez-vous, si en plus ils avaient été roux. Galilée et son idée d’arrondir les angles…passe encore, mais prôner le libre accès à la connaissance pour rompre avec le déterminisme social ou biologique et hisser les valeurs républicaines bien au dessus des instincts sanguinaires…même Jaurès a dû finalement regretter, en ces temps de grand nationalisme.
Ainsi donc, pendant un siècle, le temps ronge, sans les abattre, les œuvres de Pierre. Elles attendent, presque à tombeau ouvert, une heure plus propice, plus clémente, plus tolérante, pour lui offrir une reconnaissance posthume. Cette heure bénie arrive puisqu’en 2011, elles sont enfin redécouvertes et qu’ un petit monde d’initiés se démène depuis pour les ramener à la vie. Oh…non pas que notre époque soit une ère d’amour pour tous et en toutes parts, mais les esprits sains ont accepté l’idée qu’une femme, même pauvre, pouvait apprendre à lire.
Du sanctuaire pantelant, à l’orée d’un champ de maïs de Saint Romain La Motte, à l’espace de restauration du Musée des Confluences de Lyon, nous vous livrons l’hallucinante histoire de sculptures « messagères », véritables trésors d’art brut, et d’un homme simple, un « juste » marginalisé, qui fut pourtant leur céleste père.
Un homme à femme
Pierre (vous permettez que je vous appelle Pierre?) naît en 1849 à Saint Romain La Motte. Un garçon simple dans le monde rural et cruel d’alors, peuplé d’âmes fortes à la Jean Giono. A 16 ans, il part à Saint Germain Lespinasse pour se mettre au service de bourgeois, et occuper, grâce à sa polyvalence naturelle, différentes fonctions. Mais il doit bientôt apprendre à marcher au pas et c’est en pleine guerre de 1870 qu’il poursuit un service militaire fatalement très réaliste. Sans autre choix, il goutte, à 20 ans, la violence, la baïonnette, la mort, la peur, et ne cessera jamais de les régurgiter. La débâcle et le sang versé le marquent sans retour et il revient éternellement acquis à la cause pacifiste. Il reprend son travail puis acquiert son indépendance en achetant une parcelle de bois. Il construit là sa demeure, se fait vigneron et fonde une famille.
Pierre a pleinement conscience de son manque d’instruction et focalise sur un renouvellement de la pensée et des manières de vivre. Pour lui, seule l’éducation pour tous peut venir à bout des guerres. Entouré de ses filles, il refuse de s’inscrire à la course à la virilité et considère que toutes les Pénélopes du monde ont d’autres missions que celle de faire et défaire une tapisserie. En cela, il est sûrement le premier féministe que SRLM ait porté. Nous ne parlons pas du féminisme d’Alexandre Dumas fils, probable inventeur du terme, pour qui il s’agissait d’une pathologie féminisant les hommes, ni, pour ses détracteurs d’aujourd’hui, de celui d’une bande de chieuses poilues et castratrices, mais de celui visant à atteindre l’égalité des droits entre hommes et femmes dans la société civile et dans la sphère privée. Car pour Pierre, c’est une idée fixe : les conflits cesseront lorsque le rôle des femmes sera revalorisé, lorsqu’elles iront à l’école et porteront les valeurs de la République. On criera à l’idéalisme mais, naturellement donc, lorsque sa fille extrait l’artiste de sa chrysalide, c’est une silhouette de femme qu’il modèle dans l’argile. Suivent des personnages allégoriques, des colonnes décorées, des fresques en bas-relief, des inscriptions murales calligraphiées, des odes à « Victor Hugau » et, partout, des femmes représentant la paix, la justice, la laïcité, des naïades plantureuses, des Mariannes institutrices… Pierre protège alors ses œuvres dans son « Petit Musée » : une maison de vignes qu’il moule et cuit lui-même. Rien de grandiloquent ni d’ostentatoire. Il fait venir un photographe, commande des cartes postales, essaye d’attirer les gens et de les inciter à des dons pour financer une école publique. Mais l’heure n’étant pas aux rubans oranges ni à l’émancipation des femmes et des masses laborieuses, le monde rural qui l’entoure a vite fait de faire de lui un intouchable farfelu, un hurluberlu, un aliéné et, si l’académie accepte son projet, aucune des trois communes concernées ne le soutient. Alors cet humaniste qui a raison trop tôt, meurt en « laïcart », en paysan moraliste, et sa descendance de se faire toute petite devant un héritage bien lourd à porter.
Son Petit Musée devient le suprême asile des œuvres d’un fou et la vigne finit de le cacher au monde…
Un trésor d’art brut
Afin de déterminer si la littérature peut aider la côte roannaise à sortir de son enclave, une enquête singulière est confiée en mai 2011 à l’ethnologue Jean-Yves Loude, à la photographe ethnologue Viviane Lièvre et au kinésithérapeute Alain Jouve, également ânier. L’expédition « Voyage avec mes ânes en Côte Roannaise » s’arrête le 13 juin à SRLM. Gabriel Boucher, adjoint au maire, les mène jusqu’à ce trésor enfoui dont, lui, est fier. Car Pierre Martelanche est son arrière grand-père, ce paysan inculte aux idées lumineuses, dont l’argumentaire d’argile s’offre soudain à leurs yeux. Les tours de Babel s’effondrent, le Dialogue des Nations fait la gueule, la République Triomphante bat de l’aile et les colombes sont bien fatiguées…Cependant, un silence de cathédrale sacralise l’instant. L’urgence est alors d’épargner un hiver supplémentaire aux œuvres entassées là, à bout de souffle, et de « sortir de l’ombre une utopie encrée dans la terre ». Les compétences s’organisent et en décembre, le trésor est installé dans un endroit aménagé par Gabriel, aidé par la restauratrice Colette Brussieux. Philippe Lespinasse, cinéaste connu pour ses reportages à Thalassa et Faut Pas Rêver, documentaliste lié au Musée de Lausanne (référence de l’art brut européen), tourne un documentaire. Laurent Danchin, spécialiste des arts bruts et singuliers en Europe, décide d’informer le réseau international de la découverte et préconise d’associer le petit Musée à une œuvre sociale. En janvier 2013, une association est fondée et au printemps, une souscription est lancée. Le Petit Musée est bientôt inclus dans le site du Musée de Lausanne et retenu pour une inscription au titre des Monuments Historiques. Les reconnaissances se succèdent et en juin 2017, « Les Amis du Petit Musée de Pierre Martelanche » obtiennent le « Prix Auhralpin du Patrimoine ». En octobre, le Musée des Confluences s’engage à transporter et à accueillir l’ensemble des sculptures dans l’espace privilégié de restauration. La mairie de SRLM accepte le principe de donation des œuvres à la commune, à charge pour elle de les restaurer, entretenir et montrer au public, tandis que l’association planche sur la création d’un espace qui leur serait dédié.
Nous avons rencontré Gabriel et, un peu, grâce à lui, son illustre grand-père. Nous avons retenu notre souffle, notre émotion, car le passage du temps n’a en rien altéré sa pensée. En parfait descendant du siècle des Lumières, même s’il ignorait peut-être cette filiation, Pierre était instinctivement en lutte contre la pensée unique, le sexisme, l’oppression, et a tenté une croisade en terres de patriarcat et de nationalisme. S’il avait une compréhension très fine du monde qui l’entourait, il en a largement surestimé la capacité d’éveil. Bien sûr, il avait pris toute la mesure du pouvoir de la misère, qu’elle soit intellectuelle ou sociale, ce passe-partout de la domination, du riche sur le pauvre, du nord sur le sud, de l’homme sur la femme, cet incubateur d’extrémismes, de conflits, de crimes contre l’humanité. Aujourd’hui encore, la misère nous monte les uns contre les autres, et les dominants se fendent bien la gueule en nous regardant faire, puisque nos bouffonneries durent depuis la nuit des temps. Alors de grâce donnons-nous les moyens de conserver ces œuvres près de nous, de leur faire un endroit bien à elles à Saint Romain ou à Roanne. Ainsi, si la maison brûle, au moins aurons-nous vu quelques instants la lumière, avant de sortir les masques et de sauver, en nous, ce qu’il restera d’humanité.
« Il faudrait que le passage de la vie soit une étude de réforme de soi-même, ce qui améliorerait l’humanité ». Pierre Martelanche
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