La Fabrique à Son
Dans cet atelier « vintage », le mot est à la mode, vaguement nostalgique, poétique même, n’ayons pas peur des mots, qui sent les essences de bois, la poussière laborieuse et le café, je m’attendrais presque à voir ma mère et sa féminité balbutiante descendre l’escalier désuet, en mini-jupe vichy et col Claudine, prête à ordonner au juke-box de cracher des scopitones. Car cet hybride de garage à l’ancienne et de salle de répèt, qui ne sent plus la clope mais la fleur bleue, nous fait traverser le mur du temps, en abritant l’art ancestral de ceux voulant, eux, grimper au mur du son. A première vue cependant, il manque un vieil artisan aux mains abîmées mais formellement chevronnées, un chat qui joue avec des copeaux de bois, un grillon qui en raconte, et, pourquoi pas, une fée bleue qui attend son heure. Mais le luthier que nous sommes venus voir, et qui ne s’appelle nullement Geppetto, n’est pas sensé faire, d’un morceau de bois de feu, un pantin articulé qui pleure, rit, et prend vie dans les mains d’un autre. Quoi que. Sorte de Démiurge, l’artisan ou faiseur d’oeuvre de Platon, un luthier crée, à partir de la matière, répare ou restaure un instrument de musique, pour qu’un compositeur et un interprète lui sortent ce qu’il a dans le ventre. Un plan à trois qui, si tout le monde est doué, peut provoquer des étincelles divines. D’ailleurs, une guitare calcinée fait définitivement la sourde oreille dans un coin de l’atelier… Une guitare trépassée, mais belle dans son trépas, que notre hôte a fixée dans sa langueur artistique.
Bertrand Bonnefoy est d’office, pour moi, un artisan de génie, peut-être parce que j’ai toujours entendu mon père dire, solennel et plein du blues de l’enseignant : « j’aurais voulu être luthier ». Si, enfant, je ne saisissais pas trop l’ampleur du travail, je m’imaginais une maîtrise de la magie inaccessible au commun des mortels. Il faut dire qu’avec des noms comme Andrea Amati, Antonio Stardivari ou Giuseppe Guarneri pour illustrer la profession, son aura presque mystique est assurée pour quelques temps encore. Alors, forcément, rencontrer un membre reconnu de cette guilde, de cette confrérie, capable de réparer un trou dans une éclisse, et de savoir ce que c’est, de transformer la vibration de cordes en ondes sonores, ayant rendu possible la musique des Dieux, de Paganini à Hendrix, de Django Reinhardt à Kurt Cobain… ça ne me mettra pas à genoux, je suis peu douée pour l’idolâtrie, encore moins pour le ridicule, mais, vraiment, le coeur y est.
Un destin dans ses cordes
En 1980, Queen mord la poussière, Blondie attend qu’on l’appelle, Barbra Streisand est une femme amoureuse, et Bertrand naît à Roanne. Enfant, il se passionne rapidement pour le dessin, la sculpture et la musique. Une exposition de lutherie à laquelle il assiste lui permet de ne jamais avoir à choisir, finalement, entre ces disciplines. Là, sur les étals, son attention est captivée par une vielle à roue, soit un instrument à cordes frottées par une roue en bois au lieu d’un archet, et capable de rythmer une mélodie. Il bug littéralement devant cette machine prodigieuse et confondante, qui, aujourd’hui, l’émeut tout autant. Il étudie la musique, le travail du bois, et observe ses frères jouer de la guitare. A 16 ans, il songe brièvement à faire carrière en tant que musicien mais comprend vite que sa place n’est pas sur le devant de la scène. Après son bac, il réussit le concours de l’ « Institut Technologique Européen des Métiers de la Musique » du Mans, où les cours sont prodigués par des luthiers français connus. Son diplôme en poche, il fait beaucoup de stages, de petits boulots pour nourrir son homme. « Le métier est compliqué, peu de gens peuvent se faire faire une guitare et il y a aujourd’hui beaucoup d’instruments bas de gamme qu’on ne prend pas la peine de faire réparer, il est très difficile de faire son trou. D’ailleurs, sur la quinzaine d’étudiants de ma promo, seuls 2 en ont finalement fait leur métier ». Dont lui, mais ce n’est qu’à partir de 2006 qu’il parvient à vivre de son savoir-faire, tout d’abord en travaillant pour tous les magasins de musique de Roanne. En 2010, il ouvre un 1er local place du marché avec Julien Perey, lui aussi luthier. Puis vient l’idée de mutualiser les compétences lors d’une expo réunissant à la Chambre des Métiers d’Art tous les acteurs instrumentaux du roannais. C’est à 4 qu’ils décident de monter l’association « La Fabrique à Son », dont la boutique et les ateliers sont situés rue Carnot.
La Fabrique à son
S’ils sont toujours 4, l’équipe initiale a changé. Jérémie Vanglabeke est facteur d’accordéons, Sandrine Boget s’occupe des violons, violoncelles, contrebasses, David Thomas des cours, de guitare et d’harmonica, et Bertrand Bonnefoy de la lutherie de tous types de guitares, de basses, de ukulélés… La majeure partie de son travail consiste à réparer, et donc à comprendre l’instrument, avant de réfléchir aux solutions, souvent multiples. Vient ensuite la restauration, qui lui a permis d’avoir, parfois, de très belles pièces entre les mains, comme de vieilles guitares américaines du début XIXème. La fabrication est hélas, anecdotique, car un instrument de lutherie est cher et difficile à revendre puisque sur-mesure. Il existe tant de guitares US, Gibson ou Fender, qui ont une vraie cote… Il touche, aussi, à la lutherie électrique, mais préfère largement façonner, laisser le bois s’exprimer. Il éprouve davantage de respect pour une guitare qui a des défauts que pour un instrument au son aseptisé.
Faire musique de tout bois
Bertrand a davantage été bercé par le rock des années 60 que par Casse Noisette, et la guitare, ce luth en forme de larme devenu courbes de femme, le rend plus disert que son propre parcours. Il faut dire que l’histoire a quelques chapitres. Si la guitare moderne date probablement du XIIIème siècle, un bas-relief de l’Egypte ancienne, datant de 3703 av JC, représente un instrument similaire. Sorte de luth apporté par les Maures en Espagne au Xème siècle ou résultat de l’évolution de la cithare romaine, elle est un instrument tour à tour portatif pour accompagner le chant, domestique et de salon, à la mode ou désuet. Il nous raconte Antonio de Torres qui crée en Espagne la guitare classique au XIXème siècle, suivi de Frederick Martin qui crée aux Etats-Unis la guitare folk, jusqu’aux Gibson de Keith Richards ou aux Fender portant des noms de voiture. Il nous raconte le banjo, cette guitare du pauvre ayant accompagné la naissance du blues, ou le ukulélé, cet instrument de virtuose qui n’est pas pris au sérieux. Il nous parle des tables d’harmonie, le coeur sonore de l’instrument, du bois qui chante, l’érable sur des tons clairs et cristallins, l’acajou tout en rondeur et volupté. Il nous explique la corde qui danse sur le chevalet pour faire vibrer la table, qui doit être à la fois la plus fine et la plus forte possible, l’équilibre à trouver pour ne pas la mettre en danger. Alors, oui, on comprend qu’un luthier est tout à la fois, musicien, dessinateur, sculpteur, peintre, capable de percer les mystères de l’acoustique comme ceux de l’histoire qu’il raconte, en appui constant sur la vue, l’ouïe, le toucher pour tailler, en effet, dans un morceau de bois, un instrument qui pleure, rit, larmoie, exulte, chancelle, s’exalte, vibre et vit.
4 avenue Carnot, Roanne
06 80 42 45 63
Facebook : bertrand bonnefoy luthier