La marche du siècle, ou « la pensée triste qui se danse »
Il était une fois, ou « Erase una vez »… loin, très loin, des princesses indolentes et des souverains chimériques, deux danseurs réunis par une aimantation mystérieuse, dans un dialogue sans paroles, une étreinte fugitive. Un don de soi de 3 minutes, le temps d’une danse, une émotion que l’on montre autant qu’on l’affronte, dans un toucher subtil et codifié. Un regard, ou « mirada », comme genèse de la courte histoire, un consentement donné d’un mouvement de tête, ou « cabeceo », puis deux corps qui, en quelques pas emphatiques et chargés de tension désirante, viennent à la rencontre l’un de l’autre, cherchant le contact, la fusion, le coudoiement caressant, le duel parfois. Deux volontés qui ajustent la distance du corps à corps pour une danse en eaux troubles . Une danse où l’étreinte de l’homme sert à transmettre des intentions dont la femme dispose, une « marche du siècle » où chaque pas enjolivé s’inscrit dans un face à face déterminé. Entre sensualité, suavité, nostalgie, affrontement ou violence des sentiments, le tango argentin nous raconte le cheminement de relations humaines suprêmes et totales. Sixième art des passions exacerbées, révélateur de nos contradictions, de nos forces comme de nos faiblesses, cette marche improvisée nous enseigne la connexion à l’autre, et la fermeté autant que l’abandon.
Né à la fin du XIXe siècle dans les quartiers populaires de Buenos Aires, qui voient s’entasser descendants d’esclaves, anciens paysans éconduits par la révolution industrielle et travailleurs immigrés européens, le tango est tout d’abord dansé entre hommes. Cette danse canaille de mauvais garçons, mélange de habanera cubaine, de rythmes africains, gitans, de chansons italiennes… et de gestuelle suggestive, peu à peu s’impose, enfièvre, contagionne. Elle entraîne à sa suite la formation des premiers Orquestas Tipicas (bandonéonistes, violonistes, pianistes, contrebassistes et chanteurs), et l’avènement des Milongas, ou bals traditionnels. Les marins la font voyager jusque dans les lieux d’égarement européens. Alors peu à peu, le tango argentin se codifie, se rachète une conduite et vient embraser les salons parisiens de la Belle Epoque. Quelques 90 ans plus tard, il arrive à Roanne, enfin. L’entre-deux fut long, entre oubli et renaissance, chargé de chemins de traverses et d’histoires. Parmi elles : celle de Monique Bardin Thivoyon, qui, sur nos terres, est un trait d’union, une passerelle, un amarrage, une alchimie, entre cette danse toujours autobiographique, et ceux d’entre nous qui voulons faire, avec elle, un bout de chemin. Bouleversant souvent, initiatique parfois. Passée maîtresse dans l’art de la fluidité et de « cette manière supérieure de marcher » qu’est le tango, Monique, professeure accomplie de l’association « 42, rue du Tango » nous raconte, entre deux « interprétez la musique » ou « mettez de l’intention », sa vie intimement liée à cette danse aboutie. « Qui réside entre un pas et un autre, là où s’entendent les silences et où chantent les muses ».
« Toi, tu seras une bonne danseuse »
Phrase prémonitoire s’il en est, répétée par son oncle Adrien alors qu’elle n’a que 6 ans. Monique est pourtant une petite fille hypersensible et peureuse, perdue dans une grande famille recomposée où les rivalités sourdent sans cris. Ainsi, elle se souvient de ses noëls d’enfance, comme d’un moment privilégié « où la famille réunie, dansait et s’aimait ». Elle profite toujours de ces instants de joie pour sortir de sa réserve, se sentir heureuse le temps d’une danse. Plus tard, des surprises-parties dans la cave de la maison familiale, à la 1ère discothèque de Roanne, le RN7, quand l’autorité maternelle le permet, elle continue de trouver dans la danse un exutoire, et la sensation bénie d’être, enfin, belle et à sa place. Elle fuit dès qu’elle le peut le lycée, et la puissante domination de sa mère. Mariée jeune, puis maman, elle s’oublie un temps et travaille comme secrétaire, au café Boca notamment, durant quelques années. C’est là qu’elle rencontre son 2ème mari, avec qui, une fois sa liberté reconquise, elle ne vivra jamais. A sa fille, Monique fait vivre tout ce qu’elle n’a pas connu enfant et partage avec elle son amour de la danse.
Elle éprouve une envie impérieuse de vivre autre chose et quitte brutalement son poste de secrétaire pour suivre plusieurs formations en Danse de Loisirs. Pendant un an, elle part à Paris, Marseille, Lyon, puis, ses diplômes en poche, commence à donner des cours dans le sud de la France, et à participer à des compétitions. Tout en poursuivant son apprentissage, elle est tour à tour championne de France, puis vice-championne d’Europe en danses de salon toutes catégories. Au début des années 90, Monique crée le Dance Center, dont elle reste la directrice jusqu’en 2013 : six salles et plusieurs professeurs qu’elle forme à l’enseignement du rock, du swing et des danses latines. Elle fait venir de nombreux intervenants pour développer le hip-hop, la danse orientale, le flamenco, puis les spectacles sous forme de show. De Saint-Tropez, où elle enseigne 7 étés durant, elle ramène à Roanne la salsa et y crée le 1er club dédié. Car, durant toutes ces années d’enseignement, son objectif est bien là : transmettre son savoir avec passion et apporter aux roannais de nouvelles disciplines, « empreintes de rythmes parfois lents et déliés, parfois rapides et saccadés, pour que chacun trouve à s’épanouir ». Tout est, pour elle, exploration, et cette femme éminemment libre nous fait entrer dans la danse avec un rapport inné à la pédagogie et à la bienveillance. Egalement championne de France de Tango, elle s’y plonge corps et âme à la fin des années 90, et cette danse « aboutie, où chaque mouvement doit être juste, technique et gracieux » l’amène plus loin que toutes les autres.

Tango : la force de l’addiction
En 2012, Monique créé l’association « 42, rue du Tango », « convaincue qu’une passion apporte un plus dans la compréhension de la vie ». Elle y forme depuis les danseurs débutants comme les futurs enseignants, a fait venir à Roanne de grands Maestros, ou maîtres, du genre, et a organisé en 2015 un festival de Tango Argentin. Cette danse, sa mère en parlait avec fascination. Alors, et peut-être dans une constante recherche de l’amour maternel, Monique lui donne tout. Et reçoit tout. Il faut dire que fascinante, cette danse l’est, entre autres parce que la connexion à l’autre est essentielle. L’attention et l’intention au coeur du propos pour que l’homme guide et que la femme interprète, dans un même but : la fluidité, l’harmonie, le plaisir. La musique est elle aussi centrale dans cette marche improvisée à bras le corps, dans l’intimité charnelle d’un « abrazo », ou enlacement, qui en est l’essence. Une musique « d’une sensibilité incroyable, qui raconte toujours une histoire, de vie, de mort, d’amour, parfois difficile à appréhender mais d’une richesse addictive dès lors que l’on rentre dedans ». De Carlos Di Sarli à Carlos Gardel, d’Astor Piazzola, inventeur du Tango Nuevo, à Gothan Project, mêlant tango et musique électronique, ses compositeurs traduisent en notes les états d’âme de l’humanité sensible. Pour autant, chaque couple caressant le sol les interprète à sa manière, car on trouve dans le tango ce qu’on y apporte : la sensualité, l’amour, la rage, la fuite, la brutalité ou la caresse. Monique, habituée des rencontres internationales, sait beaucoup de « cette fusion des corps dans la musique », de « cette recherche d’équilibre personnel tout en étant enlacé à l’autre », et de « ces pieds qui s’emboîtent dans des mouvements sensuels qui n’ont rien de sexuels ». Car le tango est cela aussi : « dépasser le stade du corps à corps avec l’autre, accepter la proximité, être à l’écoute de la musique et de son partenaire, laisser les émotions s’exprimer ». Et retrouver, toujours, dans ces 3 minutes d’une danse pourtant hors du temps, la vie en condensé, et, au coeur de nos corps enfin animés, des pulsations d’une rare intensité.