Je n’ai jamais rien compris à la photo. On a beau m’expliquer la chambre noire, le chlorure d’argent, l’hyposulfite de sodium, la lentille et le truchement de la lumière… ça reste flou. Au-delà du pur hasard… je ne vois que magie, sorcellerie, alchimie, apparition. Du grand art sous forme de sortilège. De celui qui fige l’instant T, la nanoseconde qui ne reviendra pas, la fulgurance du sentiment, le silence d’une fête bruyante, le grand final d’une goutte d’eau qui s’écrase … Et après quoi ? Après la vie continue, comme si de rien n’était. Oui mais il reste une trace de l’instant fugace, la preuve qu’il a existé, et qui parfois révèle ce que l’on n’a pas su voir. On vise, on appuie. La photo est une arme qui, sans coup de feu pourtant, peut mettre à l’arrêt, brièvement, n’importe quel coeur battant. Qu’elle choque, révèle, rappelle, témoigne, mente, trahisse, dénonce ou confesse, elle s’engage sans parole pour une idée, une opinion, un mouvement, un mensonge peut-être, un sentiment, l’amour de l’art ou l’art de l’amour. Mais seule, elle n’est rien, ou tout au plus le fruit du hasard. Il faut une âme sensible pour lui donner du corps, quelqu’un capable, entre intellect et physique, de capturer le moment juste. L’unique moment. Celui qui nous donnera à voir l’invisible.
Je ne sais pas s’il vaut mieux l’avoir en photo qu’en pension. C’est plutôt elle, en général, qui regarde manger les gens. Et les prend en photo. Véronique Popinet est auteure photographe, diplômée de Sciences Po et de l’université de photojournalisme de Cardiff au Pays de Galles. La sociologie l’a fortement influencée pour donner à son travail des rondeurs humanistes qui le font s’approcher du documentaire social. Elle aime rendre visibles les gens qui ne le sont pas, ceux que la réussite ne met pas en lumière, parfois ceux qu’on ne veut pas voir. Son oeuvre convainc sans sensationnalisme ni militantisme. La photo est son action à elle, sa manif, son pavé, sa barricade, son plaidoyer pour valoriser les gens et les lieux ordinaires, mais aussi les laissés-pour-compte, les évincés, le menu fretin, de tout bord, de toute confession, de toute nation. Embarquons avec elle, pour un voyage plus social que spatial, dans son monde de portraits à fleur de peau et de cadrages sensibles, là où « l’intelligence épuise une lumière » et nous révèle les estampes de l’humanité.
Quoi, tu veux ma photo ?
Véronique est née à Roanne en 1974, a grandi dans la campagne environnante lui offrant, toujours, un panorama vallonné. C’est d’ailleurs dans un cadre à la Maupassant que nous la rencontrons, chez elle, en plein poème pastoral similaire à celui de son enfance. Elle a vu du pays, pourtant. Petite, d’abord, lors de voyages en famille, où elle regrette, déjà, de ne pas aller plus à la rencontre des gens. Bonne élève, un peu rebelle, elle choisit d’abord d’étudier les Sciences Politiques à Lyon, parce que tout l’intéresse et que ce cursus est assez large pour lui permettre de ne pas choisir encore. En maîtrise, son mémoire porte sur la crise de la vache folle. Elle mène alors des entretiens dans le roannais auprès d’éleveurs bovins. Frappée par les frustrations entraînées par les dérives du monde agricole, l’idée s’immisce qu’aller à la rencontre des gens ferait de sa vie une aventure humaine passionnante. Ses premiers pas professionnels, dans l’édition, la confrontent à une misogynie sévère. Elle part alors à Bristol en Angleterre, ville pionnière dans la transition écologique, puis s’inscrit à l’université de Cardiff, où elle s’oriente vers le photojournalisme. Si son père adore photographier les oiseaux, ce qu’elle veut, elle, c’est photographier les gens. 2 enseignants pour 3 étudiants, dont elle. L’année promet d’être intense. Son professeur Daniel Meadows, photographe documentaire, l’encourage dans son travail sur la vie dans les anciennes vallées minières, où la crise économique et sociale fait des ravages après les années Thatcher. Véronique enchaîne en allant au contact d’anglais de différents milieux sociaux, ou de populations immigrées, dans son quartier. Afin de mieux parler d’eux, elle les prend en photo dans leur intimité, en train de manger ou dans leur salon. Sa conscience politique est née. Et son métier, loin du folklore et de l’exotisme, tout trouvé.
Gens ordinaires, pour un combat ordinaire
De retour en France, ses premières commandes émanent du Ministère de la Culture, ou de quotidiens comme Libération. Elle fait quelques voyages initiatiques, en Inde, au Vietnam, au Brésil, où elle retrouve son futur mari, architecte spécialisé en terre. Tous deux s’installent bientôt à Cordelle, dans une ferme qu’ils restaurent en matériaux écologiques. Afin de parer la précarité liée à la carrière de photographe, elle exerce de nombreuses années, en parallèle, le métier de secrétaire juridique, qui lui apprend beaucoup sur notre société. Aujourd’hui, elle vit de 3 types d’activités : les projets personnels au long cours, les commandes (du service communication du département de l’Ardèche entre autres), les interventions en milieux scolaires tous niveaux. Véronique a exercé divers jobs alimentaires dans ses plus jeunes années, ce qui lui a permis de découvrir des situations d’asservissement révoltantes. Très marquée, depuis toujours, par la violence du monde, institutionnelle, raciale, familiale, sociale… , sa réserve ne l’empêche en rien de bouillonner. Elle qui voulait « être un garçon pour être plus libre », et se déclare « inadaptée pour le monde du travail », a trouvé dans la photographie le moyen d’être indépendante, tout en étant au contact des autres. Elle mène son combat pour l’ordinaire auprès de gens ordinaires. Non pour leur voler leur âme ni retoucher la réalité, même si elle recherche une esthétique du quotidien, mais pour donner à voir le sens de leur existence. Les sans-papiers, les anonymes, les paysans, le patrimoine contemporain, la ruralité, les riverains qui luttent pour la sauvegarde de leur environnement, les acteurs du bio local, et, dernièrement, ceux qui étaient aux premières loges du Covid… tous nourrissent son idéal humaniste. Son travail est diffusé via une agence dans la presse internationale. Dans le contexte particulier de ces derniers mois, beaucoup de ses photos ont été publiées dans Télérama, La Croix, Le Figaro, Libé, le Nouvel Obs, l’Huma…
Portraits de Loire et d’ailleurs
Véronique a toujours été fascinée par les paysages que la Loire et les hommes façonnent. Elle a commencé en 2014 à aller à la rencontre de ces gens qui habitent près du fleuve. Thierry Moulat, phonographe, avec qui elle s’était déjà associée auparavant pour son travail sur les sans-papiers ou sur la vie d’une agricultrice, a recueilli les témoignages de ces riverains. Le livre, « Portraits de Loire, récits d’un bord de fleuve », sorti en 2019, explore les liens existant entre les habitants et leur fleuve. Quatre co-auteurs ont apporté leur éclairage. Car Véronique travaille régulièrement en collaboration avec d’autres artistes, auteurs, chercheurs en sciences humaines et associations. Convaincue qu’une société plus juste se construit par l’action citoyenne, elle est très impliquée dans la vie associative, notamment « Polyculture », qui propose une réappropriation de l’art dans un milieu qui ne lui est pas dédié (parcours artistique dans une ferme bio de Fourneaux). Un livre collectif est en cours, « Le Changement par le Menu». En prévente à 12 Euros jusqu’à sa sortie en fin d’année, il nous dira comment faire de la qualité alimentaire un bien commun en roannais. Parmi les nombreux projets de Véronique figure une exposition mettant en lien, via l’association « Fleuve Loire Fertile », la Loire et le … « Prout », en Moldavie (ceux qui ont rigolé ont 2 points en moins). Là encore, le but est de rendre visible un territoire et des habitants qui ne le sont pas.
Il ne faut pas lui demander de prendre des photos de vacances, ou lui dire, lors d’un mariage, « tiens, puisque tu es là, tu peux te charger des photos ». Parce que la photo est pour elle une sorte de méditation, un état immersif complet, qui mobilise intensément le corps et l’esprit. Il faut savoir être présent, observer, apprivoiser, prendre le temps, comprendre, se rendre légitime, tenter de ne pas trahir la réalité, qui est pourtant « sa réalité », celle qu’on choisit de montrer. Rester honnête, sans artifice, sans à priori, même si traduire en image est déjà un parti pris. Et faire, toujours, des gens ordinaires, une source créative extraordinaire.
www.facebook.com/veronique.popinet.9