D e s i g n e r
RÉINVENTER L’ESSENTIEL
L’armoire de famille, c’était quelque chose. Elle n’avait pas de nom en consonnes, guttural et nordique, comme Jokkmokk, Orrsjon ou Järvfjället car, tout simplement, elle ne s’appelait pas. Et si jamais… elle aurait sûrement plus volontiers porté les voyelles suaves de Jeanne ou de Léopoldine. Qu’importe. Elle avait, sans patronyme ni code barre, plus de notoriété dans les fratries que n’importe quel ensemble salon-salle à manger du géant verdâtre du meuble, dont les forêts boréales regrettent tant et tant le succès, n’en n’aura jamais. Elle présentait à la sylve une facture modérée, insignifiante presque à l’épreuve du temps, quand un arbre est abattu aujourd’hui toutes les deux secondes pour que nous changions à l’envie de table basse ou de lit-divan. Ce qui en sortait sentait, dans le meilleur des cas, le bois de cèdre, l’eucalyptus ou la lavande et, dans le pire, la vie fanée, la mite naphtalinée ou la vieille légende. On y trouvait, avant que de la déloger, des froufrous jaunis d’avoir si peu servi, des trousseaux intacts lassés de si peu de vie, des tenues surannées de dimanches amidonnés, des souvenirs textiles, le premier lange du premier, le dernier béguin du dernier, un bas de laine égaré, plein de billets d’un ancien régime, ou bien quelques fragiles papiers, à une manipulation près de redevenir poussière, d’où s’échappaient encore des mots sans équivoque, « amour, manque, attente… », qui nous faisaient nous dire « ça a donc existé ». Tout comme la commode ou le confiturier, cette armoire ancestrale autant que colossale pouvait être démontée, si son déplacement l’exigeait, et son assemblage en queue d’aronde résistait, quand le meuble en kit sentira le sapin dès le premier trajet. Elle passait ainsi de génération en génération et peut-être même qu’on se la disputait, si son défunt propriétaire n’avait pas scellé son devenir par un testament olographe ou notarié. Qui aujourd’hui pourrait bien léguer une table Sklpum sans se foutre de la gueule du monde et s’attendre à être maudit par-delà son trépas ? Et puis, cette armoire, enfin, venait incarner l’immuable, l’inaltérable, qui survivait à chaque disparition, à chaque arrêt de pulsation, nous rappelait ceux qui étaient partis sans rien amener au paradis et portait encore parfois, en cherchant bien, leurs traces, leurs empreintes, un peu de leurs atomes dérobés à l’oubli. Il n’y avait guère, alors, qu’un incendie pour rendre à la terre ce trésor d’ébénisterie, ou la gloutonnerie d’insectes xylophages pour en véroler sa dynastie.
Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui nos meubles n’ont souvent plus d’artisans, plus de pouls, plus de généalogie, et même un capricorne sans colonie n’y pondrait pas ses petits. Ils se retrouvent à faire le trottoir une fois leur mode passée ou le premier boulon écroué, puis encombrent les déchetteries, partent en fumée toxique ou tentent une réinsertion dans les recycleries. Beaucoup d’entre nous n’ont certes pas le choix et doivent sacrifier à la commodité accessible leur envie d’éternité. Même si le bon marché crève la bourse et fait la fortune de ceux qui y sont côtés. Et puis, c’est vrai, la chose est bien huilée, pour nous faire croire, que le bonheur c’est d’avoir, d’avoir dans une vie pléthore d’armoires.
Thibault Huguet, quelque part, s’inscrit en faux et redéfinit le beau comme le fruit d’un processus créatif, durable, fonctionnel et intemporel. Ce designer d’objets et de mobilier de luxe, roannais de naissance, bruxellois d’adoption, repart à chaque fois de zéro pour réinventer l’essentiel dans des formes oblongues ou arrondies, des pensées visuelles qui n’ont rien de fugace. Certaines de ses pièces ont intégré les collections du Mobilier National et il est actuellement curateur à la Paris Design Week. Ce milieu où il est difficile d’exister a retenu son nom, et son talent lui chauffe la place.

Coulisses d’une vocation
Thibault est né à Roanne en 1989. Il grandit dans le village de caractère du Crozet. Ses parents sont instituteurs, et c’est d’ailleurs au sein de la classe unique de son père, également aquarelliste, qu’il prend goût à une pratique manuelle poussée. Les enfants y apprennent à fabriquer… de tout, dont un vrai bateau navigable. Passionné de dessin depuis toujours et, sans le savoir encore, d’objets qui ont une histoire, Thibault pense d’abord qu’il sera archéologue. Il obtient un bac littéraire option Arts Plastiques à Jean Puy, puis un BTS Design de Produit à Yzeure, où la formation n’est pas sans lui rappeler ses années de primaire. Après l’obtention d’un Diplôme Supérieur d’Art Appliqué en design d’objets, et emballé par le tour que prennent ses études, il rejoint l’Ecole Supérieure d’Art et Design de Saint-Etienne dont il ressort en 2014. Il s’installe alors à Paris, ville de tous les possibles où il est pourtant très dur de se faire un nom. Il galère en effet quelques mois, jusqu’à ce qu’il décroche en freelance un contrat avec une agence de design d’édition, spécialisée dans le mobilier haut-de-gamme fabriqué en France. Pendant 4 ans, il est responsable de la collection annuelle, destinée entre autres à de grandes marques de luxe. L’occasion pour lui de collaborer avec des artisans ou des artisans d’art, et de découvrir une autre façon de concevoir l’objet, aux antipodes du design industriel. Il travaille également avec Mydriaz Paris, un studio de création spécialisé dans la réalisation sur mesure de luminaires décoratifs puis décide, en 2019, de se laisser aller à l’écriture personnelle et de partager sa propre vision du design. Le Covid freine un temps ses ardeurs. Un temps seulement.


Indépendance et art de vivre
Car Thibault entame bientôt des collaborations avec Cartier, pour qui il conçoit du mobilier destiné aux boutiques, et Paco Rabanne, pour qui il imagine des flacons de parfum, dont Olympea et Invictus, en appliquant les codes du luxe au design industriel. Il développe également sa propre collection de meubles et auto édite ses pièces. Fin 2020, il s’installe à Bruxelles, une capitale à taille humaine où la vie est douce et les opportunités réelles. Dans cette ville où tout est envisageable, qui regorge de « designer maker » (des designers fabricants), il découvre une approche plus artisanale de son métier, à laquelle il adhère complètement. Il développe ses collaborations avec des artisans français ou belges, dont il aime mettre en lumière le savoir-faire, considérant qu’il n’est pas seul à la barre dans le processus de création. Également attaché à la transmission, il donne, en parallèle de son activité, des cours à l’Ecole Boulle de Paris, où il prépare au mieux les étudiants au fossé existant entre la théorie et la pratique professionnelle. Sa notoriété grandit et la consécration arrive avec la commande, par Brigitte Macron, de 2 consoles et de 2 tables basses, réalisées par la Tôlerie Forézienne de Bonson. Bientôt, elles entreront officiellement dans les collections du Mobilier National à l’Elysée, comme ce fut le cas en février dernier pour sa Lamp#1, à l’esthétique industrielle et pourtant éminemment artisanale.


Thibault a son propre studio à Bruxelles, et vient par ailleurs d’y intégrer les Ateliers Zaventem, créés par le célèbre architecte Lionel Jadot. Une ruche autonome adaptée à toutes sortes de créations, un laboratoire propice à l’émulation dans lequel il dispose de 44m2 pour faire ses maquettes et prototypes. Un lieu partagé où il peut aller plus loin dans la recherche plastique, et dans l’interaction avec d’autres créateurs. Et, alors que vous nous lisez, Thibault participe pour la deuxième fois, mais en tant que curateur, à la Paris Design Week, qui se clôturera le 14 septembre, avec le collectif Meet Met Met, qu’il a cofondé en 2022 avec 2 autres designers (Helder Barbosa et Jean-Baptiste Anotin). Leur première exposition collective, « Feu ! », qui invitait talents et studios à réinterpréter le cendrier, a remporté un grand succès lors de la dernière édition. Ils s’y sont fait brillamment remarquer et font désormais partie de la jeune garde de créateurs. Leur mission en ce moment même est de « curater » l’espace Factory de la Paris Design Week, soit de sélectionner, comme des passeurs de relais, des jeunes designers qui ont fait le choix de l’autoédition autour d’une thématique intitulée «terracosmos».


Philosophie créative
Projetons-nous un instant auprès des archéologues du futur, qui creuseront ce qu’il restera de la terre pour en extraire les vestiges de notre civilisation. L’un d’eux trouvera un jour, et sûrement, les fragments d’un banc Equarri ou d’un vase Lusus Naturae. Parce qu’ils auront été transmis, de génération en génération, avant d’être ensevelis par la terrible tempête de sable de 2239, que les hommes d’alors auront appelée Mathilde pour la rendre plus sympathique. L’idée de continuité étant essentielle à Thibault, ses créations se doivent d’être intemporelles et réparables. Il privilégie d’ailleurs les assemblages mécaniques et l’écoconception. Et donne du sens à chacune d’entre elles, qui doit servir et aller quelque part pour avoir une histoire. En termes de sémantique, le nom qu’il lui choisit en dit déjà beaucoup sur l’idée qui l’a précédée. Ainsi, son banc Zeppelin évoque un objet flottant, ultraléger, aux assemblages invisibles et aux facettes multiples. Sa lampe #1 est quant à elle construite à partir de composants standards de l’industrie, dans une logique d’économie de ressources qui sied à l’urgence environnementale. Thibault s’inspire des phénomènes géologiques, et des formes façonnées lentement par le temps pour créer, à l’exact opposé de la surproduction actuelle, ce qui s’inscrit dans la durée. Il s’intéresse de près à l’archéologie, à l’anthropologie ou encore à une approche scientifique et historique de la matière, afin d’avoir un spectre de références très large. Ses collaborations, aussi, lui apportent beaucoup : le vase Lusus Naturae, par exemple, est issu de son travail avec les Fontaines Pétrifiantes de Saint-Nectaire, qui depuis 2 siècles utilisent leurs sources volcaniques pour réaliser des objets de décoration en calcaire. Thibault est en recherche constante de nouvelles façons de produire et de percevoir nos objets. Il a certes des modèles : les designers Aldo Bakker ou les frères Bouroullec, les sculpteurs Eduardo Chillida ou Isamu Noguchi, les architectes Le Corbusier ou Fernand Pouillon. Mais il les tient le plus possible à distance lorsqu’il s’agit d’inspiration. Laissant davantage la nature et ses créations se fondre aux siennes propres. Parce qu’elle ouvre un espace de liberté, de fluidité, d’élégance et d’unicité que le passage du temps ne fera que confirmer. En arrangeur de bon goût qui sait reconnaître une oeuvre.


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