En ce mois de la journée de la femme, il nous fallait, vous en conviendrez avec un peu d’humour, parler cuisine. Là encore, les hommes nous ont piqué la vedette à la place que la phallocratie nous réserve. Ainsi donc, jusque dans le lieu emblématique de l’expression de nos talents féminins, il a fallu que ces messieurs la ramènent. Pas possible, même dans un bastion sexiste, d’avoir la paix. Et pourtant, à la paix, la cuisine contribue. La gastronomie, cette passion française, adoucit les moeurs en nous mettant les mots à la bouche. On part rarement en guerre juste après avoir fait bonne chère et les allers retours entre brigades de chefs d’état participent du fonctionnement de la démocratie. Peut-on d’ailleurs imaginer un monde sans cette invention humaine? Un monde sans madeleine de Proust, sans Déjeuner sur l’herbe ni banquet de Cléopâtre ? A quoi rimerait une vie passée sans crêpe Suzette, galette des rois ou Ritz au lait? L’homme est, certes, un animal, mais un animal fine-gueule qui a vite cherché à assaisonner les tubercules et à faire compoter les nèfles. Le bonheur dans l’appétence et, pour faire monter la mayonnaise, du beurre dans les épinards. L’homme est bel et bien l’inventeur de cet éloge, ce dithyrambe de la nature, cette louange empanachée de la terre nourricière qu’est l’art culinaire. Et, de cette jolie laitière à qui le monde doit les crèmes au chocolat, aux augustes soeurs Tatin, d’Auguste Escoffier, à Brillat-Savarin, de cette belle Hélène qui aimait tant les poires, aux mères Lyonnaises et leurs bouchons jubilatoires, le français est, parmi les hommes, le père fondateur de la littérature gourmande et de la critique gastronomique. Cocorico. Allons plus loin dans cet effeuillage de poupée russe car, parmi ces français, il est une lignée étoilée que tous les ambassadeurs du goût et de l’apparat nous envient : son altesse La Maison Troisgros, dans la main de qui je mangerais volontiers. Re Cocorico et même pas besoin de se mettre dans les frais avec un Blabla car : elle est là, chez nous, à portée de main, à croquer à pleines dents.
Avec 90 ans d’existence savoureuse, 4 générations et 52 ans passés à faire briller 3 étoiles, les éminents Ratatouilles des villes sont devenus Ratatouilles des champs. Cette mise au vert est pour la Maison Troisgros un juste cheminement, une ressource bien fondée, et la preuve, en image panoramique, que tous les goûts sont dans la nature. Retour sur une grandiose histoire « qui se mange » sans fin, de purs-sang qui sont à la gastronomie ce que l’oseille est à la sauce éponyme ou l’Alexandrin au vers à 12 pieds. Quant à l’avenir… gardons de la place car nous allons déguster.
Naissance d’une « dynastie »
En 1930, Roanne est une ville industrielle florissante, et la nationale 7 est sur le point d’accueillir les premiers vacanciers de l’histoire des congés payés. Deux limonadiers bourguignons, Marie et Jean-Baptiste Troisgros, viennent s’installer sur cet itinéraire en rachetant l’Hôtel des Platanes situé juste en face de la gare. Autodidacte, Marie est en cuisine, tandis que son mari, passionné de grands vins de Bourgogne, gère la cave et la salle. Leur table d’hôte remporte un vif succès, dû à la sincérité de sa cuisine et aux gauloiseries de Jean-Baptiste, qui n’hésite pas à servir ses vins rouges dans des seaux d’eau froide. En 1935, l’endroit est rebaptisé Hôtel Moderne et le couple est prêt à élever ses trois enfants dans le culte de la grande cuisine française, de celle qui respecte le produit sans le masquer ni l’alourdir. La limpidité et la compréhension de l’assiette resteront toujours dans l’ADN de la maison Troisgros. Les deux fils, Jean et Pierre, revêtent l’habit et apprennent le métier auprès des meilleurs, à Paris comme en Province : Maxim’s, l’Hôtel de Crillon, ou encore La Pyramide, où naît leur amitié pérenne avec Paul Bocuse. Ils reviennent ensuite à Roanne dans les jeunes années 50, Pierre aux fourneaux, Jean comme maître saucier, leur père comme maître d’hôtel et sommelier. Le Guide Michelin les récompense d’une première étoile en 1955, et l’Hôtel Moderne devient en 1957 « Les Frères Troisgros ». La deuxième étoile arrive en 1962, la troisième en 1968, Jean est sacré Meilleur Ouvrier de France en 1965 et Christian Millau déclare « j’ai découvert le meilleur restaurant du monde ». Le saumon à l’oseille est né.
Quatre générations de virtuoses
Tandis que la table « Troisgros » est en passe de devenir une des plus célèbres du monde, la maison offre en 1976 une immense cuisine à sa brigade et place l’humain au coeur de son projet. Jean décède subitement en 1983 et Pierre, qui se retrouve seul avec sa femme Olympe, demande à son fils Michel, parti faire un tour du monde culinaire avec sa jeune épouse Marie-Pierre, de l’épauler un temps… Qui fera long feu. Tous deux, qui représentent la 3ème génération, ont une solide formation acquise à l’Ecole Hôtelière de Grenoble d’une part, dans différentes grandes maisons d’autre part. Jusqu’en 1996, les deux couples travaillent ensemble, embellissent l’endroit, y créent un jardin suspendu, tandis que 3 enfants naissent : Marion, César, et Léo. Pierre et Olympe se retirent. Michel et Marie-Pierre ouvrent successivement Le Central, La Colline du Colombier à Iguerande, comme d’autres restaurants dans le monde. En cuisine, Michel ose la nouveauté et la saisonnalité des plats. Il s’inspire du Japon, et, beaucoup, de son Italie maternelle. Exit l’emblématique saumon à l’oseille, place au voyage, à la création, autour, souvent, de l’acidité… Côté salle et hôtel, tout est repensé aux côtés de l’architecte Christian Liaigre. César et Léo, respectivement nés en 1986 et 1993, se forment à l’institut Paul Bocuse, puis poursuivent eux aussi leur apprentissage au sein du nec-plus-ultra de la gastronomie. L’aîné rejoint ses parents en 2011. Il appartient à une génération inquiète, plus que sensible à l’écologie et à la biodiversité. La Maison Troisgros est prête pour une nouvelle avancée.
Le Bois Sans Feuilles
Michel, qui se considère comme un « maillon de l’épopée familiale, un trait d’union entre ce que j’ai reçu et ce que je vais donner », est celui par qui le grand changement a lieu. C’est le chef de l’aplomb, de l’audace, qui « ose toucher à une institution », parce que Roanne, où l’espoir de devenir propriétaire n’est plus permis, n’offre pas de perspectives pour ses fils. Ainsi, après 86 ans passés en face de la gare, « Troisgros » déménage à Ouches début 2017. Des travaux d’envergure sont menés pour faire de l’endroit, implanté sur un parc de 17 hectares, un promontoire de la nature. Plusieurs ambiances sont créées : l’entrée, une ancienne grange qui, comme un temple, accueille la réception, les caves, la cantine du personnel, les vestiaires et l’administration. La cuisine ensuite, lieu suprême de vie de 250 m2. La salle de restaurant, mystérieuse et contemporaine, sorte de « bois sans feuilles » construit autour d’un chêne centenaire. Le manoir, aux volumes de villa italienne, qui abritent les chambres nobles et diaphanes. Et, tout autour, la campagne, les jardins repensés dans une nature conservée, qui recouvre ses droits au fil des transformations. Au milieu des néfliers, cognassiers, arbres à kakis, passerelles de bois surélevées, potager bordé de plates-bandes bouquetières ou encore pâtures et « poules de luxe », la maison Troisgros exulte, bourgeonne, et nous fait fondre dans le décor. La salle de restaurant, comme un sous-bois auréolé, un protocole végétal, instaure le cérémonial d’une symphonie culinaire et pastorale.
Tous les goûts sont dans la nature
Alors voilà, il y a la lisibilité de l’assiette, comme trait familial, puis les adjuvants générationnels : l’audace, sûrement, pour Michel, qui « n’aurait rien fait de tout cela sans Marie-Pierre », le militantisme vert de César associé, bientôt, à l’inspiration de Léo. Car, après 3 ans de bol d’air dans un paradis paysagé, la cuisine de nos hôtes rend hommage aux cycles naturels. De citadine, elle s’est faite essentielle. « De l’essence de nature », voilà ce qu’inspirent les semences paysannes, les parcelles dorlotées au compost, les arbres fruitiers et cette ruralité conservée. Cet hiver verra naître un fournil et une serre bioclimatique. Un laboratoire de recherche est également ébauché. Le spectacle des saisons qui s’égrainent imprègne cette nouvelle gastronomie, tout comme le fait le cosmopolitisme accru de la brigade. 58 personnes fourmillent dans cette quiétude, réunissant des qualifications complémentaires : rôtisseurs, sauciers, paysagistes, jardiniers, etc. On taille à un endroit, on émince à l’autre. Marie-Pierre, Michel, César et Léo, talentueux descendants d’illustres amoureux de la vie, vitalisent sans cesse cette institution qui est un peu la nôtre. Vous, clients, goûteurs épicuriens, « qui avez, en France, le culte de la table et nous poussez à nous élever », voyez cette nature bienheureuse s’inviter à votre table dans une alchimie originelle, auprès d’un chêne doyen qui s’abreuve sans tralalas de votre eau à la bouche.
728 Route de Villerest, 42155 Ouches
04 77 71 66 97