On a retrouvé des traces vieilles de 13000 ans. 13000 ans, peut-être plus, que l’humanité a eu l’idée des soirées mousse, en arrachant les céréales à leur destin dans le pétrin. Car si toutes ne deviennent pas pain, c’est qu’un petit malin, sûrement fâché avec la femme du boulanger, les a un jour laissées fermenter histoire de lui mettre la pression. La bière est peut être, en sonnant le glas de la sobriété, à l’origine de la philosophie, ou l’envie de voir le monde autrement, et d’une possible réconciliation entre blondes, brunes et rousses. La recette séculaire est simple : des céréales plongées dans l’eau chauffée par le soleil jusqu’à ce qu’éthanol s’en suive. Car nous ne vous parlons pas là, bien entendu, des amies du petit déjeuner, bien que chacun fasse ce qu’il veut. Les vertus nutritives de la bière ont des limites que la raison connaît. Ainsi donc, elle aurait séduit les hommes avant le vin, n’en déplaise à Bacchus. Longtemps brassée exclusivement par les femmes, elle est vite devenue la boisson préférée des romains, des gaulois, des germains et des celtes. L’amertume arrive au XII ème siècle, avec l’ajout de houblon par les moines, et la notoriété à la renaissance, lorsque sa fabrication est codifiée et que les tavernes commencent à servir de grands godets aux gentlemen d’alors. Avec la découverte du froid industriel et la pasteurisation au XIXème siècle, la bière mousse partout en France. La gueuze, la bibine, la binouze, la roteuse, la mousse entame une carrière populaire et fait fleurir à ses trousses quelques dictons de biérologues : « La bière est la preuve que Dieu nous aime », par Benjamin Franklin, ou le moins classe « Horizon pas net, reste à la buvette », par Gégé Lapinte.
Ludovic Challit, des bières Icsas à Lentigny, a décidé de consacrer le 2ème chapitre de sa vie à cette boisson divine, ce vin d’orge naguère servi par des prêtresses. Amoureux du breuvage, en dehors des clichés de l’allemand sauvage qui en met de partout en renversant sa chope, autrefois amateur pointu et pointilleux, il a fait, depuis 2015, d’une passion un métier. Brasseur artisanal émérite, il nous raconte la magie opérant de la céréale brute aux bulles légères se fracassant en bouche pour libérer leur douce amertume. Un nouveau départ pour nous, à nouveau le blé en herbe, et une gorgée de bière, comme si c’était la première…

« Une bière, voilà la réponse »
Une légende raconte qu’en Egypte ancienne, le Dieu Osiris aurait oublié en plein soleil une amphore remplie d’orge et d’eau sacrée du Nil… et la sobriété est alors devenue, « une hallucination due au manque d’alcool ». Petit pourtant, Ludovic n’est tombé ni dans un fût, ni dans la mythologie. Né dans la région parisienne, il fait à Bordeaux des études de management par la qualité. En parallèle, il pratique le Viêt Vu Dao, un sport de défense lié à l’histoire du Vietnam. Après son master, et 1er dan, il décide donc de s’y rendre, pour aller au plus près des racines de cet art martial qualifié d’art du scorpion (bouh). Il y travaille, dans le domaine des « modes opératoires » de l’industrie. Après avoir été canalisé par le Viêt Vu Dao, il revient transformé par ce voyage, qui lui apprend à relativiser. Sa carrière le mène au Liban, après la naissance de son premier enfant. Il revient en France en 2010 pour manager une équipe de techniciens dans le rechapage à Avallon. L’expérience dure 3 ans, pendant lesquels il commence, sous l’impulsion d’un collègue, à brasser en amateur. Une mutation l’amène à Roanne fin 2013. Il a alors 2 garçons, et une petite fille se profile. Mais l’insatisfaction professionnelle s’installe, tandis que l’engouement pour les bières artisanales grandit. Alors, lui qui aime avoir « un esprit sain dans un corps sain », entreprend un voyage de recentrage en Guyane. Pendant deux semaines, il réfléchit à son avenir, aux chemins à prendre. Après une nuit en forêt, et peut être quelques bières ou verres de Rhum, il sait. En novembre 2014, à son retour à Roanne, sa décision est sans appel. Dans sa tête, « In cervisia sana, aqua sana », ICSAS, est née, et le reste est déjà du passé.

In houblon veritas…
Il s’installe dans un premier temps à St Romain La Motte, avec famille et projet, puis dans un grand corps de ferme au lieu-dit « les potiers », à Lentigny, avec vue magnifique sur la plaine roannaise. Il a la volonté de travailler avec des artisans locaux et se met en quête de perles rares. Qu’il trouve d’ailleurs puisque ses cuves ont été fabriquées par un chaudronnier de Commelle-Vernay, son échangeur à plaques à Roanne, et ses étiquettes à St-André d’Apchon. Entre autres. Il suit une formation à Douai, dans le nord de la France puis rentre préparer son bâtiment. En effet, une brasserie étant un endroit vivant, avec des levures volatiles, il faut que l’endroit soit sain et débarrassé des traces d’activités antérieures. Tout est donc dépoussiéré, désinfecté. « Si le vent ramène des bactéries, provenant, par exemple, d’une mère de vinaigre, la production est entièrement contaminée ». Il se lance dans la foulée, pour produire 200 L par semaine la 1ère année. 400 L en 2016. 800 L en 2018. On dirait, donc, que les levures, brassicoles, se plaisent et s’imposent… Car sans elles, ces champignons qui consomment le moût, la mayonnaise ne prend pas… Reprenons dès le début. Un mélange de céréales (le malt), avec une majorité d’orge, est concassé dans un moulin. Le lendemain, l’eau est chauffée dans une 1ère cuve, puis mélangée dans une « cuve à empâtage »avec les céréales, afin d’en extraire les sucres fermentescibles. Dans une 3ème cuve, le moût ainsi obtenu est porté à ébullition, avec l’ajout de houblon et, éventuellement, d’épices. Sans houblon, pas d’amertume, mais de la cervoise, ou jus de céréales. Les « drèches », ou résidus d’orge, sont extraites. La future bière est alors refroidie dans un échangeur à plaques, et doit passer de 80 à 22 °, afin d’être ensemencée par des levures très sensibles à la température. Une 1ère fermentation a lieu dans un fermenteur. Pendant 5 jours, le maltose se transforme peu à peu en alcool. Vient ensuite l’étape de la garde à froid, pendant 15 jours, à 4°, pour que la bière se clarifie. La mise en bouteille et l’encapsulage se font alors à la main et représentent 1 journée de travail. Et ce n’est toujours pas fini puisque l’objet du désir passe encore 15 jours en chambre chauffée à 27°pour qu’une dernière fermentation ait lieu en bouteille. C’est là que les bulles apparaissent. Bref, vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas…

Des couleurs à savourer
Cette bière là est vivante, contrairement aux bières industrielles, elle nécessite un amour et une surveillance constants. Il est même possible de les faire vieillir en fûts, comme on le fait pour le vin. Dans la boutique de Ludovic, il y a de tout pour faire un monde : des blanches, des blondes, des ambrées, des brunes. Les goûts et les couleurs dépendent du mélange initial de céréales. Il propose un panel permanent et des bières de saison dont il change la recette. Elles peuvent être achetées directement chez lui, ou chez ses clients de Roanne et de la côte roannaise (« Les Vins de Sylvain », « Jardiland »…), tout comme vous pouvez les consommer dans certains bars ou restaurants (« le 1020 », « Le Bistrot de Beaulieu », « Le Bistrot des Princes »…). Il participe à de nombreux salons, où il adore goûter les bières des autres, comme il aime découvrir celles du monde entier. Il possède également plusieurs tireuses mises à votre disposition lors d’achat de fûts. Ludovic envisage d’aménager sa vaste cave pour y faire des dégustations, et rendre plus vivable le réchauffement climatique. Peut-être parviendra-t-il un jour à produire ses propres céréales. Mais en attendant, donc, que sa fille devienne celle du coupeur de houblon, laissons le doser la ronde écume, la soyeuse amertume, celle qui n’arrive qu’en fin de bouche, après avoir avalé. Pour une fois qu’il est bon, même, de la ravaler, il faudrait être ascète pour se faire prier.
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération.