Danseuse de Flamenco
Le Chant du monde
Dans l’imaginaire collectif, il ne faut guère plus qu’une robe à pois, un éventail, des castagnettes, un guitariste frénétique et une danseuse qui a l’air d’avoir son petit caractère pour se figurer le flamenco. Si on ajoute à cela l’évocation sonore: «aïe aïe aïe», «Olé», et le tour est joué. Des talons qui claquent, des mains qui frappent, des effluves de tortilla, des «gitandalous» qui vocifèrent et c’est la perfusion de folklore assurée. Celui que le franquisme (1936- 1975) a allègrement laissé infuser en récupérant le flamenco comme art national, histoire de diffuser de par le monde l’image d’une Espagne festive et orgueilleuse où les gens vivent heureux. Sous l’influence du dictateur, dont les désirs sont des ordres, cet art majeur, qui réunit dans une éloquence viscérale le chant, la musique et la danse, devient un spectacle pittoresque, trivial, gouailleur. Une culture ornementale très couleur locale. Alors oui, le flamenco perd, un temps, son âme, converti en folklore de pacotille que nous sommes tous, ou presque, capables de singer. Son travestisse-ment a au moins cet avantage-là, de lui faire traverser les frontières de l’Andalousie et de le vulgariser aux yeux du monde. C’est le revers positif du «nacionalflamenquismo». Heureusement, et à partir des années 60, des artistes comme Antonio Mairena et Ricardo Molina commencent à réaffirmer le caractère éminemment gitan et andalou de leur art, autrement appelé « cante jondo » ou chant profond, au décodage complexe et à l’histoire mystérieuse. L’Exposition Universelle de Séville de 1992 lui redonne un peu plus encore ses lettres de noblesse en invitant pléthore d’artistes majeurs qui s’expriment au-delà des stéréotypes. Depuis, le flamenco, ou les flamencos, affirment leur puissance créative aux influences métissées, égrenant à la fenêtre du monde tout le chapelet des émotions humaines, du cri primal au chant d’amour.
Né en Andalousie à la fin du XVIIIème siècle, le flamenco s’est probablement nourri, durant sa gestation, d’influences arabes et juives, avant que les gitans, installés dans cette province depuis le XVème siècle, ne participent à l’élaboration de sa forme définitive. Le terme de flamenco n’est employé lui qu’au XIXème siècle, sans certitude sur son étymologie. Pour certains, il viendrait de l’arabe fellah mengu, pour d’autres il reprendrait le terme péjoratif utilisé par les andalous pour désigner les gitans : flamencos (parce qu’ils ont combattu aux côtés des espagnols dans les Flandres, ou en référence au flamand rose et ses allures de danseur). Toujours est-il que le flamenco est apparu soudainement et sous une forme déjà aboutie, avec une gamme de styles fondamentaux, appelés palos, qui font encore sa richesse.
Un autre mystère nous occupe: comment une roannaise, ni gitane, ni espagnole, a-t-elle pu devenir danseuse professionnelle de flamenco et s’offrir un destin a lo gitano? Cécile Cappozzo, formée à Jerez de la Frontera (Andalousie) par des maetras du genre telles que Manuela Carpio ou Mercedes Ruiz, est aujourd’hui une danseuse/chorégraphe reconnue qui multiplie les projets artistiques et enseigne la danse flamenca.

Les passions transversales
Née en 1984 de parents musiciens (sa mère est professeure d’éducation musicale à Charlieu, son père, Jean-Luc Cappozzo, est un trompettiste incontournable de la scène jazz européenne), Cécile Cappozzo a toujours connu la scène et adoré «faire le spectacle». Elle apprend le piano dès son plus jeune âge à l’école de musique de Roanne, et la danse à Chandon. Elle se tourne rapidement vers le jazz et l’improvisation. Alors qu’elle étudie l’espagnol en deuxième langue, qu’elle adore, une danseuse de flamenco vient faire en cours une démonstration récréative. Pour Cécile, qui n’est pas encore La Cecilia, c’est une révélation. Elle est alors en section artistique option musique et au Conservatoire de Saint-Etienne en classe de piano jazz. Elle apprend les bases de cette danse, en commençant par la sevillana, tous les mercredis. Son bac en poche, elle fait un passage par une fac de musicologie en Touraine, pour se rapprocher de son père. Alors que ses expériences musicales foisonnent, elle s’ouvre à la musique improvisée et au free jazz, se forme lors de master classes puis fonde un trio avec lequel elle gagne le prix Fédécouverte 2006, ce qui lui permet de jouer au sein des clubs de la Fédération des Scènes de Jazz. Parallèlement, sa passion pour le flamenco s’aiguise. Elle prend des cours de danse flamenca à Tours avec Aurélia Vidal et participe à de nombreux stages et festivals en France et en Espagne. Elle rencontre bientôt son conjoint Romain Tranchant, alias Roman el Afilao, jeune guitariste de flamenco, qui prend des cours avec Bartholo Claveria. Ils décident tous les deux de se rendre pour un temps indéfini dans le berceau du chant profond, à Jerez de la Frontera. Ils y restent 2 ans, de 2007 à 2009. Deux ans pendant lesquels Cécile se forme auprès de Manuela Carpio, grande danseuse gitane au savoir inépuisable, et auprès d’autres artistes de renommée internationale.


De Cécile à La Cecilia
Ces années passées dans la matrice du flamenco constituent pour elle une renaissance, qui la connecte à des choses profondes. En Andalousie, personne ne la connaît. Personne n’attend rien d’elle. Et c’est là qu’elle se révèle. Manuela Carpio, qui dirige l’académie de danse, repère son sens musical et cherche en elle l’animalité qui fait le ciment de l’expression flamenca. Elle lui apprend également le chant, puisque tout émane de lui, et, au bout d’un an, elle charge Cécile d’enseigner les Sevillanas (qui se dansent à deux) aux… espagnoles ! L’idée n’étant pas d’imiter mais de s’exprimer avec respect et humilité, Cécile devient, en toute légitimité, La Cecilia, calée bien au chaud parmi des espagnoles qui l’adoptent comme l’une des leurs. Alors, celle qui au départ s’excusait presque d’être là se met à vivre flamenco, à être flamenco, en toute confiance, portée par un compaňerismo (camaraderie teintée de solidarité) auquel elle n’avait encore jamais goûté. Là-bas, le flamenco ne se vit pas de façon professionnelle, il fait partie de la vie, des célébrations, du quotidien. D’ailleurs, l’idée qu’il dépeint systématiquement la tristesse, la colère ou le désespoir est préconçue. Les chants racontent très souvent des anecdotes de la vie de tous les jours, comme «ne m’embrasse pas, mon père risque de te voir». Les gestes l’accompagnant sont il est vrai très codifiés et laissent encore moins de choses au hasard lorsqu’il s’agit d’une représentation théâtrale. Pour autant, cet art majeur, inscrit depuis 2010 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, est né dans les couches sociales les plus pauvres et les plus marginales.
De celles qui, pour exprimer artistiquement leurs sentiments, ont utilisé ce qu’elles avaient à leur portée: les claquements de mains (las palmas), la musicalité de talons qui cognent le sol, un chant profond (cante jondo, de l’espagnol canto hondo) sauvage et spontané, une gestuelle unique, une danse (baile) passionnelle et contrastée. Chacune a alors créé son flamenco. Un flamenco qui, dans son terme générique, accueille plusieurs identités. Il existe un flamenco gitan, animal, viscéral et dénué de paillettes, un flamenco andalou, plus mesuré et d’inspiration classique, un flamenco côtier ou intérieur, un flamenco de Jerez, un flamenco des mines de La Unión, etc. C’est cette danse «mode de vie» que Cécile s’approprie, à sa façon. Au terme de ses deux années d’immersion, Manuela Carpio lui donne son aval pour ouvrir sa propre académie en France.

La Cecilia y su gente (Cécile et les siens)
De retour en France, la roannaise installée à Tours continue sa formation auprès d’artistes de renom, renoue avec une communauté de gitans, bien déterminée à faire découvrir le flamenco traditionnel en proposant des stages et des spectacles. En 2014, la danseuse chorégraphe crée son propre groupe, La Cecilia y su Gente, avec son compagnon guitariste (Roman El Afilao) qui est aussi l’auteur de la musique, deux chanteurs (Kiko Hernandez et Marcelino Claveria Hernandez) et un percussionniste (Kelino Hernandez).Depuis, ses engagements artistiques ne font que grandir. La Cecilia y su Gente transmettent leur flamenco puro dans des spectacles qui sont autant d’hommages rendus à la culture métissée dont il est issu (les 2 derniers en date étant Al Compas de Mi Tierra ou Au Rythme de Ma Terre et Sabor Flamenco). Cécile se produit également en tant que danseuse flamenca ou pianiste de jazz (depuis qu’elle a assidument repris le piano) en collaboration avec d’autres artistes. Elle retourne très régulièrement en Andalousie pour continuer sa formation et nourrir ainsi son enseignement en la matière, enseignement qu’elle dispense lors de cours dans son académie, ou de stages en extérieur. Elle qui rêvait de danser au Théâtre de Roanne a pu y exprimer toute l’étendue de son art en novembre dernier dans le spectacle Sabor Flamenco. Nous vous souhaitons d’y avoir assisté pour saisir un peu, beaucoup, passionnément, le rayonnement de ce cante jondo dont elle s’est faite l’incarnation.