Photojournaliste
Créateur du magazine «Femmes Ici et Ailleurs»
Talisma Nasreen est une femme de lettres, docteure gynécologue, d’origine bangladaise. Son combat pour l’émancipation des femmes et contre l’obscurantisme religieux de son pays lui vaut d’avoir sa tête mise à prix par des fondamentalistes islamiques depuis 1993. Une fatwa qui lui colle la mort aux trousses. Pourtant, quand on pense fatwa… on pense Versets Sataniques et Salman Rushdie, récemment et dramatiquement rappelé à notre souvenir.
C’est comme ça. L’histoire, celle d’hier comme celle qui s’écrit aujourd’hui, disperse les femmes comme le vent les feuilles. On fait des tas, parfois, pour faire plus propre, et parce que c’est agaçant, cette clameur qui crisse sous les semelles, ces petits bouts de lutte qu’on ramène jusque sur la moquette. Il y a eu les ouvrières en marche vers Versailles, les Suffragettes, le MLF, le Manifeste des 343… Il y a encore BalanceTonPorc, MeToo, Les Mères de la Place de Mai, qui réclament inlassablement la vérité sur le sort de leurs enfants disparus durant la dictature argentine, les femmes Kurdes combattant en Irak et en Syrie, véritables icônes de la résistance aux djihadistes, ou les Kandaka, ces femmes soudanaises, en première ligne lors de la révolution de 2019, qui n’en finissent pas de lutter pour leurs droits…
Invisibilisées depuis la nuit des temps, marginalisées, ostracisées, mutilées, violées, diabolisées, les femmes ont jusque-là été la portion congrue d’une humanité qu’elles ont pourtant portée, de gré ou de force. Oh, bien sûr, les manuels d’histoire ont retenu quelques noms, par-ci, par-là, de reines, la plupart du temps. Et encore, pas de toutes. Loin s’en faut. Nos enfants, en 2022, continuent d’apprendre l’histoire des hommes. Pas celle des femmes. Quid des reines franques, comme Brunehaut, des bâtisseuses de cathédrales, de celles qui ont fait leur propre Renaissance, de toutes ces écrivaines non étudiées comme Christine de Pizan, Marie de Gournay ou Jeanne Flore, de Catherine Bernard (première femme dramaturge jouée à la Comédie Française et autrice de la pièce Brutus que Voltaire s’est appropriée…), de la féministe révolutionnaire Olympe de Gouges, de la militante Hubertine Auclert, de l’exploratrice Alexandra David-Néel ou de l’archéologue Jane Delafoy ???
La liste des femmes oubliées est sans fin. La liste de celles qui ont agi, gouverné, provoqué, lutté, parlé, écrit, crié. Comme des hystériques, ouais, c’est ça. Ou des sorcières. Ou des êtres immatures, passifs, impurs. A bien y réfléchir, ou à bien étudier la chose, il semble qu’une vaste machination est ourdie depuis perpète à l’encontre de la moitié de l’humanité, que nous pourrions nommer, tiens… féminité?
De la loi dite salique (selon laquelle les femmes de la maison de France ne peuvent ni prétendre au trône ni transmettre la couronne à leur fils aîné) au code napoléonien (qui consacre brillamment l’infériorité de la femme face à l’homme), des bûchers aux électrochocs, de la prétendue loi de la nature au pouvoir de l’entre-soi masculin, de la grammaire à l’éducation prohibitive… tout a été fait pour que les femmes ne prennent pas de place. Seulement voilà, ici et ailleurs, le féminisme gronde. Ici, nous ne sommes pas encore venues à bout d’un patriarcat rance. Ailleurs, et mêmes si les femmes sont pourtant nombreuses à prendre les bonnes révolutions, les mariages d’enfants, les crimes d’honneur ou les mutilations génitales féminines continuent leur maudit requiem.
Faut-il être une femme pour être féministe ? Clairement, non. Toutes les femmes ne le sont pas. Et certains hommes le sont. On ne naît pas féministe, mais on le devient. En conscience.
D’ailleurs, bien que mâle né, le photojournaliste Pierre-Yves Ginet a parcouru, sans que rien ne l’y prédestine, « ce chemin intellectuellement fascinant»: celui d’être un homme parmi des femmes, ici et ailleurs, qui agissent. Comme elles l’ont toujours fait.
De la finance au photojournalisme
Pierre-Yves naît au Coteau en 1967. Il grandit dans une famille «traditionnelle» dont le patronyme est bien établi. Très vite, et sans que son éducation en soit responsable, la passion du voyage s’impose à lui. Alors qu’il est étudiant en finance, il parcourt l’Europe, parfois en autostop. Puis, en débutant sa carrière en tant qu’analyste financier, l’argent qu’il gagne lui sert à aller plus loin. Tous les
voyageurs ont un rêve ultime de voyage. Le sien? Le Tibet. Sans qu’il sache s’expliquer pourquoi. Il y séjourne pour la première fois en 1991, alors que le territoire, annexé par la Chine depuis 1950, ne s’est ouvert au tourisme que deux ans auparavant. Coup de cœur, bang bang et fascination. Il commence la photo en s’attachant davantage au peuple qu’aux paysages, naturellement peu enclin à réaliser des reportages pour brochures touristiques. Alors qu’il travaille pour la multinationale Hewlett-Packard, il devient le premier cadre à temps partiel annualisé et voyage 3 mois par an jusqu’en 1998. Ce «mec moyen», grand consommateur de congés sans solde, voit sa vie basculer le jour où il assiste, sans trop savoir de quoi il s’agit, à une manifestation de nonnes tibétaines. Il apprend que ces femmes sont d’anciennes prisonnières politiques dont les multiples tortures subies pour avoir un jour crié «Tibet Libre» n’ont en rien émoussé la ferveur. «Ces petites femmes discrètes, en robe pourpre et au crâne rasé, que les Tibétains n’ont jamais su voir», lui révèlent une puissance grandiose, insoupçonnée. Il se dit alors qu’il tient un sujet, pour faire découvrir au monde la force de ces femmes en résistance dont personne ne connaît l’existence. Nous sommes fin 90. Pierre-Yves prévoit de passer 15 jours avec elles aux pieds de l’Himalaya. Il y reste trois ans et demi. Exit la finance. Les mouvements pluriels du féminisme ouvrent leur monde sous ses pieds.
Hors clichés
C’est en se heurtant aux clichés de la presse que notre homme commence à s’interroger sur l’égalité femme-homme, sur les stéréotypes de sexe et sur les normes de genre. Pour exemple, lorsque lui entend témoigner du combat mené par les nonnes tibétaines, la presse préfère s’attarder sur les viols et autres atrocités dont elles ont fait l’objet. Dans les rédactions à cette époque, soit au début des années 2000, 15% seulement de l’info parle des femmes, cantonnées alors dans des rôles de victimes ou typiquement féminins. Pierre-Yves, qui jusque-là était, selon ses dires, un mec lambda, indifférent aux revendications féministes, se met alors à observer ces militantes dont on ne doit pas prononcer le nom. Il n’a pas les codes mais, aidé par sa compagne de toutes ces années, il se tait et il apprend. Il identifie environ 200 mouvements féministes dans le monde, une mosaïque de résistances dont il veut rendre compte. En collaboration avec le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, il réalise jusqu’en 2014, année où il reçoit le prix européen de photographie Charles Ciccione, une trentaine de reportages dans différents pays qui, tous, traitent de destins de femmes. Fasciné, admiratif et gagné par l’humilité, Pierre-Yves embrasse corps et âme leurs causes. Bien qu’il se soit parfois entendu dire «qu’il fait ça pour serrer plus facilement» (c’est vrai que se rapprocher des mouvements féministes pour optimiser son potentiel de séduction relève du génie!), ou «et voilà, c’est encore un homme qui prend la parole», militer pour une juste reconnaissance des actions féminines, du quotidien ou de l’extraordinaire, lui apparaît comme étant un des grands défis de l’humanité. Membre du Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes de 2016 à 2019 aux côtés de Danielle Bousquet, il participe aux réflexions, aux évaluations et aux propositions sur la politique des droits des femmes et des inégalités entre les femmes et les hommes dans les domaines politiques, économiques, culturels et sociaux.
Bref, il persiste et signe.
Femmes Ici et Ailleurs: le magazine
Dès 2003, Pierre-Yves crée avec des amies l’association «Femmes Ici et Ailleurs» et organise, avec le soutien de la ville de Lyon, où il habite désormais, des expositions aux visées pédagogiques. Il lui semble urgent de sensibiliser la presse et de l’inciter à parler enfin, et vraiment, des femmes, qui sont déjà partout. Mais, bientôt lassé de courir les rédactions et de voir ses articles coupés, il se lance en 2012 avec son association dans la grande aventure du magazine indépendant. Sans injonction au summer body ni pub pour crèmes anti-âge, et loin, très loin des stéréotypes habituels. Tout d’abord appelé « Femmes en Résistance», ce magazine à la ligne éditoriale unique dans l’hexagone devient en 2014 «Femmes Ici et Ailleurs». Retravaillé sur la forme, il est élu en 2016 meilleur magazine de France. Ce bimestriel sans aucune publicité a pour ambition de «mettre en lumière les femmes inspirantes, en France et dans le monde, afin de permettre au plus grand nombre de découvrir de nouveaux rôles modèles : des femmes présentées pour ce qu’elles accomplissent dans tous les domaines de la société». Clair, net et précis. Femmes Ici et Ailleurs a été diffusé par réseau pendant des années et a connu le 8 juillet dernier sa première fois en kiosques. Cette utopie devenue réalité a désormais une vraie communauté et vient de sortir fièrement son 50ème numéro.
Pierre-Yves, qui a cessé d’être grand reporter depuis 2014, est aujourd’hui co-rédacteur en chef du magazine qui, sans milliardaire pour assurer ses arrières, a dernièrement ouvert son capital. L’indépendance a un coût qui nécessite parfois des levées de fonds et des prestations extérieures (en entreprises, en milieux scolaires…). Pierre-Yves, qui ne cesse de trouver le féminisme aussi éblouissant que vertigineux, car chaque combat engagé en révèle 1000 autres, a pour projet d’écrire un livre sur une grande résistante africaine et espère, par-dessus tout, que Femmes Ici et Ailleurs sera lu par le plus grand nombre. Parce que les femmes ne se sont jamais tues et qu’il est temps que leurs voix s’élèvent. Pas seulement dans un chant charmant et envoûtant tout droit sorti de mythes aussi sexistes que masculinistes. Vendu au prix de 10,90€ en kiosque (trouvez le vôtre sur www.femmesicietailleurs.com), ce magazine sans équivalent est une fenêtre ouverte sur le monde. Un monde de femmes. Celui que nous n’avons pas encore essayé.