Des métiers d’art à l’unisson
Maison des Grenadières: Broderie au Fil d’Or
Maison Yvonne et Alexis: Couteaux Brodés au Fil d’Or
C’est un portrait un peu particulier. Singulier, parce qu’il est pluriel. Je suis allée à la rencontre d’une femme. Et j’en ai trouvé 100. Que j’ai imaginées, penchées des heures durant sur leur métier, une épaule à jamais affaissée, brodant l’ostentation de carrières illustres, et donnant à l’apparat un somptueux tralala. Petites mains oubliées, doigts de fée rançonnés, trimeuses de l’éclat et faire-valoir de l’ombre pour des curriculum éclairés, elles ont amené la lumière sur des générations d’uniformes protocolaires. Les Grenadières. Appelées ainsi par métonymie (oui, je viens d’apprendre un mot), associées au symbole militaire de la grenade, non fruitée, originellement lié aux grenadiers puis à plusieurs corps d’armée de terre, les troupes d’élites, en raison de la dangerosité extrême des premières bombes à main que la terre a portées. La fin du XIXème siècle et la première moitié du XXème ont constitué l’âge d’or de ces femmes qui, à domicile et en parallèle souvent des travaux de la ferme ou d’autres réjouissances féminines, ont œuvré sans relâche pour parer les vêtements officiels, royaux, militaires ou liturgiques.
Concentrées alors dans l’ancien canton de Noirétable, depuis qu’une jeune femme de Saint-Julien-la-Vêtre avait ramené de la capitale la technique de la broderie au fil d’or, elles ont détenu, sans en tirer de puissance ou d’orgueil, un savoir-faire unique dont quelques âmes sensibles se souviennent superbement. Elles étaient nos mères, nos grands-mères, nos aïeules reculées, des femmes en pleine ruralité, peu considérées sans doute, invisibilisées sûrement. Pendant plus d’un siècle, les grenadières, payées à la pièce et au lance-pierre, ont réalisé de grandes séries d’écussons et d’insignes pour l’armée et l’administration françaises ou étrangères. Elles ont également travaillé pour d’autres secteurs publics, ou privés, et pour des maisons de haute couture parisiennes. Les premiers entrepreneurs du secteur, appelés facteurs de fabrique, recevaient les commandes en provenance de Paris puis distribuaient les travaux aux ouvrières qui, près d’une fenêtre souvent, en extérieur parfois, passaient des heures qui faisaient des années à manier leur aiguille. Une main sur le métier, l’autre en dessous. 16 à 18 minutes pour broder une grenade de la légion étrangère, 3 heures pour une ancre marine. 15 heures par jour pour un revenu correct. C’est ainsi que 1 000 femmes de la vallée de la Vêtre ont joint les deux bouts. Dans les années 50, elles étaient 500 à travailler en même temps. Mais, 2 décennies plus tard, la mécanisation du travail et la concurrence asiatique sonnèrent le glas de cette « spécificité » ligérienne.
Commença alors pour les grenadières une mise au placard éhontée et, pour leur métier d’art, une inexorable descente en terres de désuétude. Peut-être pas si inexorable que çà en fait. En 2002, alors qu’il ne reste que 13 grenadières sur le territoire, un musée est créé à Cervières pour tenter de pérenniser leur savoir-faire et de valoriser leur travail. Mais les retombées sont moindres et les brodeuses sont précarisées. En 2012, l’association des Grenadières du Haut Forez voit le jour, dont Frédérique Seret accepte la présidence en 2016. Il n’y a plus aujourd’hui aucune grenadière en activité sur le canton de Noirétable. Mais la transmission de ce patrimoine immatériel est en marche et le geste renaît de ses cendres. Notre invitée est la descendante d’une de ces femmes, et lui parler fut un peu, beaucoup, comme leur parler à toutes.
Les racines profondes
Yvonne et son mari Alexis habitaient Cervières. Elle passait ses journées courbée sur son métier, à broder au fil d’or les symboles du beau monde, tandis que lui faisait des aller-retour jusqu’à Thiers pour monter des couteaux. Pendant les vacances, ils accueillaient leur petite fille Frédérique, dont les parents avaient quitté la région. Elle se souvient avoir souvent préparé un métier pour sa grand mère, une tâche chronophage et non rémunérée. C’était alors le rôle des enfants que d’alléger le travail des grenadières, faisant en sorte qu’elles aient toujours un support opérationnel pour une nouvelle broderie. Frédérique chérit le souvenir de ces vacances, le temps passé à observer sa grand-mère et ses gestes précis.
Plus tard, ses choix l’éloignent pourtant, un temps seulement, de ses racines. Elle fait une école supérieure de commerce, puis une spécialisation en marketing industriel. En 1993, alors qu’elle a commencé sa carrière à Paris, ses grands-parents disparaissent. Leur maison est vendue. Elle a le sentiment d’être déracinée. Elle suit alors son mari à Toulouse, où elle travaille 20 ans comme assistante à maîtrise d’ouvrage. En 2013, elle revient enfin, et de tout cœur, en vacances à Cervières. Elle n’en partira plus vraiment. En 2016, alors qu’elle a vent des difficultés de l’association des grenadières, elle en devient la présidente, après qu’un stage de broderie au fil d’or l’ait convaincue de la nécessité de pérenniser ce savoir-faire. En 2018, et bientôt rejointe par son mari, elle quitte Toulouse et s’installe définitivement à Cervières, dont elle est élue maire en 2020. Entre temps, elle se bat bec et ongles pour convaincre une grenadière à la retraite, Michèle Villeneuve, de transmettre le geste à une brodeuse diplômée d’un brevet des Métiers d’Art, Marine Ferrand, salariée par l’association de 2018 à 2021.
A force de douce persuasion, elle y parvient, et le premier tricorne est bientôt livré à une haute fonctionnaire de Saint Etienne, peu touchée par les « déguisements » venus d’ailleurs. Car, il faut le voir pour le croire, la différence est saisissante entre le travail artistique accompli à Cervières et la mascarade venue du Pakistan. Avec tout le respect que nous devons aux enfants qui y perdent leur avenir. Marine, après avoir formé d’autres brodeuses, dont une travaille également pour le musée. a pris son envol en créant La Cahute de Marine, mais travaille toujours pour la Maison des Grenadières, l’Association des Grenadières et la Maison Yvonne & Alexis. Frédérique est en passe de réussir ses paris : dispenser des formations par le biais de l’association, valoriser le métier d’art de la broderie au fil d’or et perpétuer les commandes comme celles provenant du Grand-Duché du Luxembourg.
La Maison des Grenadières: 20 ans cette année
Ouvert depuis 2002, l’atelier-musée de la Maison des Grenadières, aujourd’hui propriété de Loire Forez Agglomération, présente leur histoire et leur savoir-faire, comme si nous y étions. L’exposition permanente des broderies au fil d’or, conservées d’une époque révolue, permet de saisir toute la majesté de leurs ouvrages, tandis que des créations récentes montrent qu’il est possible de conjuguer ce métier d’art au présent (bijoux, kits à broder…). Au cours de la visite, un métier nous invite à reproduire quelques instants les gestes d’une brodeuse. Le fil d’or, ou d’argent, ne se présente pas comme du fil de coton à enfiler dans le chas d’une aiguille. Il s’agit en réalité d’une cannetille, soit une fine spirale qui se découpe en tronçons de quelques millimètres et se travaille ensuite comme une perle. Mais une perle qu’on ne peut ni toucher ni laver, afin de ne pas oxyder les quelques grammes d’or et d’argent plaqués sur le fil torsadé. La brodeuse fait passer son aiguille et son fil de coton dans le petit morceau de cannetille, qu’elle vient alors fixer sur le motif. Et ainsi de suite.
D’autres matériaux sont parfois utilisés, comme le jaseron (qui lui n’est pas creux), ou les paillettes. Quoi qu’il en soit, il faut des années de pratique pour atteindre une précision de geste optimale. Un geste autrefois transmis de mère en fille, jusqu’à ce que la modernisation de la société et la possibilité d’une ascension sociale ne le rende obsolète, vain, et presque méprisable. Par bonheur aujourd’hui, et grâce au travail de revalorisation et de formation entrepris par l’association, les grenadières retraitées reviennent la tête haute. Elles s’expriment, racontent, et montrent à nouveau le geste à leurs petites filles.
Elles se nomment Michèle Villeneuve, Marcelle Arnaud, Marie-Thérèse Beauvoir, Renée Girard ou encore Brigitte Ronzier. Elles mêmes, leur mère ou leur grand-mère ont brodé des kilomètres d’ornements Napoléoniens, de feuilles de chêne et d’olivier pour les hauts fonctionnaires, de blasons Saint-Cyriens ou Franc-Maçonniques, d’insignes Carlton ou PTT, de numéros de régiment, de Croix de Lorraine habilement dissimulées sous les croix gammées, lorsque leur savoir-faire a été, comme le reste, réquisitionné… Leur dévouement, et leur talent, valent bien un hommage et une mise en lumière, enfin, de toute la prospérité dont elles ont été les petites mains. C’est aussi à ce titre que Loire Forez Agglomération a fait le choix d’investir pour transférer l’actuel musée dans un espace plus grand, plus fonctionnel et accessible. Situé à l’entrée principale du bourg ce nouvel espace devrait ouvrir ses portes au public au printemps 2025. La municipalité travaille en parallèle à une possible labellisation du village pour la même échéance.
Maison Yvonne et Alexis
Fédérique a eu l’idée, lors du premier confinement, d’honorer la mémoire de ses grands-parents en réunissant leurs savoirfaire en une seule et même création: le couteau brodé au fil d’or. La postérité ne pouvait trouver mieux dans l’union d’une grenadière et d’un coutelier. Créée en 2018, la Maison Yvonne et Alexis propose des couteaux haut de gamme, en partenariat avec un coutelier thiernois de renom (Mike et Steph coutellerie). Le motif est brodé sur un métier par une brodeuse de l’association Les Grenadières du Haut Forez, puis coulé dans une résine qui rend le tissu invisible. Une fois polie, celle-ci est fixée au manche guilloché (orné de traits gravés, comme une dentelle sur acier). Le couteau assemblé est confié à son étui, fait de feutre de laine et de cuir. Cet objet rare, qui associe les métiers d’art, est décliné en plusieurs modèles uniques: Le 42, qui porte en lui la Loire, Le Thiers, qui rappelle la genèse de
toute l’histoire, ou encore le Couteau d’Ami, qui réunit deux couteaux astucieusement fixés ensemble, que l’on peut séparer à volonté et prêter le temps d’un repas.
Quant aux créations sur mesure, elles n’attendent que vos souhaits, et votre patience. Car il faut du temps pour accoucher de ces créations qui sont autant d’œuvres d’art. Le carnet de commande de la Maison Yvonne et Alexis se remplit et L’Agglomération Loire Forez a décidé de faire de ces pièces d’exception l’étendard de l’excellence ligérienne. Le couteau 42 « Hauteur d’Etat » a d’ailleurs été offert au Président de la République lors de sa visite officielle le 25 octobre 2021. L’histoire ne dit pas s’il a donné une pièce en échange, comme antidote à ce que la superstition laisse présager. Peu importe, car il est des liens qui désormais ne seront plus rompus, si tant est qu’ils l’aient été un jour, ceux existant entre le savoir-faire d’hier et le supplément d’art de demain.
La Maison des Grenadières (ouverte d’avril à novembre) : 5 rue Marchande, 42440 Cervières
04 77 24 98 71 et www.grenadieres.com
L’Association les Grenadières du Haut Forez: 4 rue Marchande 42440 Cervières
www.assogrenadieres.fr
Maison Yvonne et Alexis: 11 Rue Marchande, 42440 Cervières
06 60 57 59 87 et www.yvonne-alexis.fr