Spectacle Cross
Cyberharcèlement : de la souris à la souricière
Les adeptes du « c’était mieux avant » tiennent là leur grain à moudre, leur atout maître, leur puncheur, leur hôtel rue de la Paix. Le passéisme a parfois de bons arguments. Bien que la phrase suivante soit une hérésie à la fois morale et grammaticale : le harcèlement scolaire était moins pire avant. Il a pourtant toujours existé. Quel que soit notre âge, nous l’avons tous côtoyé, de près ou de loin, du côté des lynchés ou des lyncheurs, des redresseurs de torts ou des je-m’en-fichistes, des héros ou des falots. Du surpoids à la maigreur, des boutons aux taches de rousseur, de la pauvreté à la disgrâce, de la gaucherie à la myopie… les cours d’école ont de tous temps fait feu de tout bois pour préparer les nouvelles générations à la part infernale de la nature humaine. Mais, un malheur n’arrivant jamais seul, voici que l’extension du harcèlement à l’ère numérique a fait passer un niveau aux apprentis bourreaux, qui parfois dament le pion au maître, et une épreuve au long cours aux victimes de tout crin, aspirées qu’elles sont dans le vortex social de réseaux malfamés. Car si le net ouvre des perspectives en étant une fenêtre sur le monde, il présente également le risque de convertir la viralité en venimosité, le fil d’actualité en fil à la patte, et la e-réputation en piège à loup. Pour le meilleur, et pour le pire, les jeunes sont particulièrement connectés. Leur consommation intensive des réseaux sociaux, dont la pluralité est un facteur aggravant, bouleverse les modes de socialisation, c’est un paradoxe, autant que les représentations de la réalité. Et puis… un peu d’éthologie comparative ne fait de mal à personne, imaginons deux groupes de chiens séparés par un portail. A n’en pas douter, ils s’en donnent à coeur joie dans les démonstrations de haine. Posture d’attaque, poils et queues dressés, babines retroussées et crocs dénudés. Extraordinairement, et dès que le portail s’ouvre, les déclarations de guerre font place aux signaux d’apaisement et les cerbères redeviennent toutous. L’impossibilité d’un contact corporel donne du zèle aux canidés, tandis que la potentialité d’une baston imminente semble leur intimer un cesser le feu immédiat. Les outils de communication électroniques, internet, les écrans, sont parfois autant de portails dressés entre les jeunes, ou les moins jeunes, qui sont des animaux parmi d’autres, et l’anonymat induit une désinhibition de la parole qui souvent enhardit les aiguilleurs de la malfaisance. L’absence de communication kinésique, soit l’ensemble des gestes et mimiques qui accompagnent le langage parlé, facilite quant à elle les malentendus, puis les morsures d’octets ou discours fielleux déclinés en slut-shaming, littéralement « faire honte aux salopes », en bullying, ou intimidation, en deepfake, ou supertrucage, en pornodivulgation, en piratage, menaces, hashtag toxiques et autres cyberréjouissances qui toutes peuvent avoir d’irréversibles conséquences. En résidence permanente au pôle culturel Le Labo à Roanne, la compagnie In’Pulse, maître des clés des créations engagées, nous propose un spectacle qui ne l’est pas moins : Cross. Sa directrice artistique, et comédienne, Sophie Lièvre, s’est entourée de la danseuse Myriam Laurencin et du musicien Ulrich Bécouze pour nous livrer une mise en scène aussi intense qu’efficace du fléau moderne que constitue le cyberharcèlement.
Bonjour Sophie, peux-tu nous dire comment est née l’idée d’un spectacle sur le cyberharcèlement ?
Il s’agit d’une commande des centres sociaux Bourgogne et Marceau Mulsant, qui souhaitaient aborder le thème de l’éducation au numérique. Je me suis mise à la recherche d’un texte percutant et lorsque j’ai découvert celui de l’autrice lyonnaise Julie Rossello Rochet, « Cross, Chant des Collèges », j’ai tout de suite su que c’était lui et pas un autre. On a constitué une équipe de travail avec la danseuse Myriam Laurencin et le musicien Ulrich Bécouze. L’idée de départ était de proposer une forme courte, une lecture. On s’est réunis 3 jours pour créer une première mouture.
Le spectacle est d’une rare intensité, qui nous fait plus d’une fois suspendre notre souffle. Un tel résultat est possible avec « seulement » 3 jours de travail ? Trait de génie ou connivence ultra efficace ?
C’est vrai que l’inspiration a tout de suite été au rendez-vous. J’avais déjà travaillé avec Myriam, sur Les Souliers Rouges, mais jamais avec Ulrich. Et créer ensemble a été une évidence. Mais je te rassure, en 3 jours nous avons posé les bases de la forme courte, celle qui était destinée aux centres sociaux. Il se trouve que cette version a plu et que les professionnels nous l’ont recommandée.
Alors vous êtes allés plus loin…
C’est ça, ce qui ne devait être « qu’une » lecture est devenu spectacle, parce que l’engouement était là et que le trio avait des choses à donner. L’équipe s’est étoffée, avec Géraldine Bonneton pour la scénographie, Elsa Montant pour les costumes et Flavien Folliot pour l’éclairage. On a également rencontré l’autrice du livre et on s’est rapprochés du théâtre de Roanne, qui co-produit le spectacle.
A quel public s’adresse-t-il ?
En première intention, aux jeunes, collégiens notamment, qui sont plus généralement touchés par le cyberharcèlement, dont ils connaissent parfaitement le mécanisme. Cross est d’ailleurs programmé dans les établissements scolaires. Mais ce spectacle s’adresse à tous les publics car, quel que soit notre âge, il fait forcément écho à une situation que nous avons connue, par procuration ou non.
Quelle est l’histoire racontée par le texte de Julie Rossello Rochet, et y avez-vous été fidèles ?
J’ai cherché à garder le squelette du texte initial mais j’ai pratiqué de nombreuses coupes pour proposer une narration très dense. Je raconte à la 3ème personne l’histoire de Blake, Myriam la danse et Ulrich la joue en musique. Il y a comme 3 disciplines pour représenter un même corps, celui d’une jeune fille de 12 ans qui, un soir dans l’intimité de sa chambre, crée son profil sur un réseau social. Le déferlement de violence à son encontre est immédiat. Elle a beau éteindre son ordinateur… trop tard… le cyberharcèlement est sorti de l’écran pour envahir son quotidien et hanter ses nuits. S’ensuit alors une lutte de chaque instant, découpée en tableaux et étalée sur une semaine qui pourrait symboliser une année scolaire.
Une semaine capitale dans la vie de Blake, comme « 24h dans la vie d’une femme ». C’était important pour toi que le personnage soit féminin ?
Oui. J’aime donner la parole aux femmes. C’est un engagement fort, et je me sens naturellement plus touchée par leurs combats, qui sont nombreux. Même si le sujet traité ne connaît pas de frontières de genre.
Comme tu le disais, ce nouveau spectacle réunit plusieurs disciplines, la comédie, la danse, la musique. Comment avez-vous réparti les rôles pour l’écriture ?
Le travail a été collectif à tous les niveaux, une sorte de dialogue spontané pour raconter une seule et même histoire. Par le biais de la danse, on a travaillé l’impact sur le corps d’une insulte, d’un coup, d’un regard, et la musique très électro rajoute une sorte de tension électrique. On a laissé parler nos sensibilités, appliquées à nos spécialités, et tout est allé très vite.
Comme le spectacle d’ailleurs, qui porte bien le nom de Cross…
Oui, c’est une course de fond, faite de rage de vivre. La danse est une forme d’exutoire pour Blake, une soupape, une zone de poésie, tandis que la musique, très présente, accompagne les contrastes jour/nuit et les variations de ses émotions. Tout concourt à signifier l’état d’urgence, de la scénographie à la lumière, du rythme de la narration à l’expression corporelle.
Votre sortie de résidence, soit la première représentation officielle, a eu lieu le 26 septembre dernier au Théâtre de Roanne. Quelles ont été les réactions ?
L’autrice a trouvé mon travail assez « radical » dans les choix et j’aime bien ce mot ! Il y a eu beaucoup d’émotions dans la salle, puis beaucoup de remerciements de la part des jeunes, des échanges en bord de plateau très riches et d’une rare intensité.
Quelles sont les dates à venir dans la région ?
Nous jouons le 30 avril au Théâtre de Roanne, et d’autres dates sont en cours de confirmation.
Que peut-on souhaiter, sinon longue vie, au spectacle Cross ?
Qu’il éveille les consciences, qu’il apporte un éclairage sur la violence vécue de l’intérieur, et des clés, surtout, pour sortir de l’engrenage de la victimisation.