PHOTOJOURNALISTE
D’enfance et de chaos
Bien sûr, il y a le formulaire fiscal 2042 à remplir chaque année, en invoquant les pouvoirs du crâne ancestral pour ne pas se tromper de case et finir en administré damné. Il y a l’examen M’T Dents à programmer pour le petit dernier, le bilan de prévention pour nous ou ceux qui nous ont engendrés. Il y a, belle nouveauté, les pneus hivernaux à chausser avant de repasser sur la conduite été, et cette foutue queue d’à côté qui avance plus vite au supermarché. Il y a, aussi, le sans contact qui marche quand il est bien luné, la mandarine dont la pelure est si difficile à enlever, les gens qui disent « ça va bien se passer » ou les tautologiques « au jour d’aujourd’hui » et « incessamment sous peu » à supporter sans broncher. Et puis il y a, surtout, les ouvertures faciles/pas faciles à tâcher de prendre avec légèreté, l’éternuement après une pose de mascara qui avait pourtant bien commencé, ou encore la boîte de médicaments qu’on n’explosera jamais du bon côté. C’est énervant, c’est vrai, quand tout ou presque concourt, parfois même dans une même journée, à nous entraver, alors que tout serait plus simple si ce n’était pas si compliqué.
La réalité des uns commence-t-elle là où s’arrête celle des autres ? La question se pose parce qu’ailleurs dans le monde, sans qu’il soit la peine d’aller chercher bien loin, la notion de tracas quotidien semble passer aussi inaperçue qu’une réforme au mois d’août. Non par zenitude extrême ni optimisme forcené, encore moins grâce aux vertus d’une existence simplifiée. Ailleurs dans le monde, voire dans le foyer d’à côté, l’état d’urgence et ses sévices en font oublier le B-A-BA d’emmerdes bien ordonnées. Difficile d’imposer nos oins-oins, même les plus respectables d’entre eux, à celles et ceux qui, avec une même échelle de valeurs, pourraient passer leur temps à supplier, à pleurer, à tonitruer. Ailleurs dans le monde, il y a d’autres chats à fouetter, ou d’autres poissons à frire, avant de crier haro sur le baudet pour une contrariété, qui, par manque de référence, n’est qu’un concept abstrait balayé par de la vache enragée. Ailleurs dans le monde, on est fait comme un rat dès son premier cri poussé, et il fait un temps de chien pour l’humanité.
Il existe des ponts, que peu traversent, entre ces différentes réalités, celle d’une vie rythmée par les apprentissages plus ou moins joyeux, plus ou moins choisis, liés à notre condition, et celle d’une survie faite de déterminisme mortifère, de traumatismes systémiques, d’apocalypses. Christian Verdet, photo–journaliste roannais, est un de ceux qui, encore et encore, passe de l’autre côté, nous en ramène des images qui sont autant de témoignages, de pierres de touche, de manifestes. Bouleversé par-dessus tout par les avanies infligées à l’âge tendre, il a fait de l’enfance son sujet majeur. Des mouroirs de Roumanie aux égouts de Mongolie, du Kosovo au Liban, de la Russie à l’Ukraine… ce reporter-récompensé en 2021 par le prix Varenne catégorie PHR (presse hebdomadaire régionale) – documente cette autre réalité, depuis la chambre noire de ses nuits blanches, pour en extraire la substantifique moelle de nos sociétés et, peut-être, le bois dont il se chauffe.
Les répliques anarchiques
Christian naît à Roanne le 6 juin 1970, sous le signe du gémeaux, prêt donc à « jouer sa vie ou vivre son jeu ». Il commence sa scolarité au Coteau, où son père est gendarme, et la termine précocement à Saint-Etienne. Il est fou de poésie depuis son plus jeune âge, et montre des aptitudes littéraires. Seulement voilà, « on n’est pas sérieux quand on a 17 ans » et, chahuté par le mouvement punk, cette nouvelle forme de radicalité, Christian s’enfile davantage de bocks que de limonade. Il a la révolte facile, lui qui vit, dans une caserne, entouré de gens qui marchent au pas, et tombe dans la potion maléfique des déboires alcooliques et autres substances subversives. En fin de seconde, sa rupture peu conventionnelle avec l’éducation nationale marque le début de ses accointances avec les milieux alternatifs et leur désobéissance civile. Ses études foirées, il enchaîne les petits boulots « de merde », il faut bien vivre, jusqu’à ce qu’il découvre la photographie lors d’un stage fondateur. Nous sommes en 1988. On n’est pas vraiment plus sérieux quand on a 18 ans, mais une expo de Robert Capa canalise ses élans adolescents. Devant la photo d’un couple en pleine guerre d’Espagne, il a sa révélation. Il veut faire ça. Se tenir au croisement de l’Histoire pour s’en faire le relais. Il travaille alors dans la photothèque de la mairie de Roanne, puis fait quelques photos pour la ville, avant d’être appelé sous les drapeaux. La quille venue, il continue à apprendre seul la rigueur photographique et poursuit ses missions à Roanne, passant par tous les statuts possibles et imaginables. En 1994, il part en Roumanie, la fleur au fusil, et réalise ses premières photos d’enfants, qui deviendront son fil rouge. En noir et blanc, en hommage à ses maîtres, dont Eric Bouvet ou Patrick Chauvel. Ces images, qui ont aujourd’hui une valeur d’archive, le nourrissent alors d’une sève nouvelle, et « la sève est du champagne et vous monte à la tête » …
Les anges déchus
En 1997, et presque 10 ans après la chute du vampire des Carpates, Christian retourne en Roumanie, avec une association humanitaire cette fois. Dans le Delta du Danube, il découvre la tragédie d’un « orphelinat modèle », un centre de rééducation psychomoteur dans lequel croupissent, dans une monstruosité anonyme, des enfants sans avenir. Il est alors père d’une petite fille de 2 ans. Le transfert et les larmes sont inévitables, devant cette indigence perpétuée au-delà de la terreur idéologique. A son retour, il fait de cette claque mémorable une expo au collège Jean de la Fontaine. Puis, alors qu’il accueille son deuxième enfant, se consacre localement à la photographie indépendante et aux missions alimentaires. Après un sujet inachevé en Turquie, sur les enfants exploités par le système touristique, il s’envole en mars 2003 pour la Mongolie, et ses galeries souterraines habitées par le petit peuple loqueteux des « enfants taupes ». Il passe un mois dans un hôpital dirigé par des religieuses françaises, qui, si elles n’approuvent pas son goût immodéré pour la vodka, partagent leur diable de quotidien avec lui. Il visite les entrailles de cette terre gelée, où s’entassent près des canalisations chaudes des miséreux exilés de leurs steppes et livrés à la merci des mafias locales. Il se rend également dans les prisons pour mineurs et, après ce choc carcéral, sort son sujet en France. Il gagne ses premières lettres de noblesse en étant publié sur Chasseur d’Images, et en étant exposé, aux côtés de ses maîtres, parmi les «34 vues contre l’oubli » de Médecins du Monde. Les voyages s’enchaînent ensuite : le Kosovo, au cœur de la vie des serbes, le Liban, en zone chiite du hezbollah après la guerre des 33 jours en 2006, la Roumanie à nouveau en 2007, la Russie en 2012 lors des manifestations anti-Poutine, le Liban encore en 2014, dans une milice sunnite… Entre temps, il fait un reportage sur « la faim de la crise en France » et est engagé au Pays Roannais. Entre temps, et toujours habité par l’envie de repartir, il se perd dans des vapeurs pas très hydrauliques.
La vie en démesure
Christian a connu la peur paralysante, les situations limite, sa vie placée entre les mains de fixeurs qu’il faut savoir cerner, en zone minée ou au beau milieu des tirs de lance-roquettes. Son tempérament addictif l’a rendu vite accro aux sensations fortes et à l’exaltation malsaine des bords de précipices. A l’alcool aussi, depuis trop longtemps. Alors, en 2018, il arrête tout, de la picole au photojournalisme. Il passe un CAP d’ébénisterie et considère rétrospectivement qu’un stage auprès du luthier Bertrand Bonnefoy lui a sauvé la vie. Parce qu’il le remodèle, lui apprend la rigueur, la gestion méthodique de ses 10 doigts. L’ivresse était un but quotidien pour ne vivre qu’à moitié. L’inverse est désormais son moteur, sa came. Vivre avec démesure. Et puis il réalise, lui qui souffrait parfois du syndrome de l’imposteur, que le travail accompli durant toutes ces années mérite au moins son propre respect. Il ressort sa carte de presse, reprend les portraits et les sujets historiques, c’est ce qu’il préfère, pour le Pays Roannais puis couvre la crise du Covid dans la région. Il réalise un reportage au Liban sur les enfants des rues (publié par l’Huma en février 2022), et suit le combat des grands-parents de Sara, née à Roanne en 2003 et emmenée par ses parents en Syrie à l’âge de 10 ans, qui, depuis les montagnes de l’Allier, tentent de faire revenir leur petite-fille désormais prisonnière, veuve et orpheline. C’est avec ce sujet que Christian remporte en 2021 le Grand Prix Varenne en catégorie PHR, soit l’équivalent du Goncourt en littérature (dixit Jack Lang). Il en est fier, très fier, d’autant plus que Sara est enfin revenue en France en janvier 2023. Depuis, le Liban à nouveau en 2022, avec un reportage sur la pollution, un autre sur les droits des femmes, tous deux publiés par Centre France. Et, au printemps 2023, cela coule de source : Kherson, Dnipro et Kiev, pour 18 jours intenses marqués par des rencontres et des images fortes présentées en septembre dernier à l’ex-Banque de France de Roanne par l’association Décadrage. Là encore, il nous livre, en témoin de l’invisible, le portrait composite d’une jeunesse meurtrie. Et maintenant ? Il pense repartir en Ukraine, dans le Donbass cette fois, pour rendre compte d’une même enfance outragée, et poursuivre son étude d’un Proche-Orient qu’il aime tant, des glouglous des narguilés à l’alanguissement latent, des effluves épicées aux chats de hasard. Sa part d’ego, dans le sens de « sujet conscient et pensant » l’incite, loin de toute suffisance, à transmettre ses connaissances à la jeune génération, et à proposer davantage d’expositions dans des lieux inattendus. Il a, en 2024, 30 ans de reportages à son actif. L’idée d’un livre, comme une rétrospective, se fait prégnante. Gageons qu’elle se fasse obsédante. Bien sûr, il ne sauvera pas le monde, dont l’équilibre se joue sur une tête d’épingle, mais son acte de foi, en la puissance de la narration visuelle des tempêtes qui l’agitent, fait partie d’un tout pour éveiller les consciences, et voler à l’oubli la voix de ceux qui n’en ont pas. Après tout, c’est tellement dommage de devoir être sérieux quand on a 17 ans.