Asinerie et savons lactés
LES VERTUS ROYALES
Parmi les animaux pris à témoin par notre langue imagée, pour décrire tantôt nos travers humains, tantôt de soi-disant atouts latins, tous ne sont pas considérés, loin s’en faut, à leur juste valeur. On peut être, il est vrai et toutes proportions gardées, fort comme un bœuf, rusé comme un renard ou, pourquoi pas, chaud comme un lapin. D’aucuns peuvent encore se targuer d’être montés comme des taureaux, ce qui peut être, quoi que le doute subsiste, appréciable pour une vache, mais nullement pour une femme dont l’anatomie se passe volontiers de ces extravagances virilistes. Rien n’indique en revanche qu’un pinson ait vraiment la blague facile, qu’une oie blanche soit destinée à être le dindon de la farce, ou qu’un coq en pâte n’ait pas, finalement, une chienne de vie. Et que dire de cette mémoire de poisson rouge, qui rend bien peu hommage aux réelles capacités des bubulles du monde entier ? Le cochon également, mangé à toutes les sauces, se voit, dans nos locutions, affublé d’une réputation de bouseux, voire de brebis galeuse, qui, à mesure qu’il se transforme en porc, a de quoi le rendre chèvre. Quel dommage qu’un animal aussi propre, intelligent et doué d’empathie, dans le règne duquel les mères chantent pour leurs enfants pendant qu’ils se nourrissent, soit comparé aux satyres du cinéma français ou d’ailleurs. Il y a pire peut-être car, dans la catégorie du discrédit proverbial, la palme n’est pas loin de revenir à
l’âne. Quel drôle d’oiseau a bien pu prendre la mouche et faire de cet équidé la risée de toute une classe ou le couteau le moins aiguisé du tiroir ? Têtu, ignare, méchant et lâche : voilà peu ou prou la perception qu’on a de ce vilain petit canard. Le bonnet d’âne coiffait jadis les mauvais élèves, la peau d’âne était assimilée à un faux savoir, et le guide-âne accompagnait les petits bleus à qui il fallait tout enseigner. Sans parler de l’âne bâté, très à cheval sur sa stupidité, du coup de pied de l’âne, qui vous joue en traitre un tour de cochon, ou du pont aux ânes, qui désigne une évidence que seuls les sots ne voient pas. Or, quand on connaît la bête, il y a clairement un loup.
Parce que, contrairement aux idées reçues, l’âne n’a rien d’une buse, cette autre espèce injustement déconsidérée par la langue française. Il fait preuve d’une grande capacité de raisonnement et d’une mémoire remarquable. Il n’est pas non plus têtu. Il évalue les risques encourus et décide de s’exécuter, ou non, lorsqu’on lui intime un ordre. Il n’est pas lâche. Pour preuve : il peut être utilisé comme animal de protection contre les loups. Il n’est pas naturellement agressif et cherche de bonne grâce la caresse dès sa confiance gagnée. Très intelligemment, il n’est en effet pas d’une docilité sans faille et est assez peu doué pour une carrière de martyr. Retirez par exemple un ânon à sa mère, comme on le fait pour un veau dès un jour de vie, et plus aucune goutte de lait ne sortira de ses pies.
Il existe à Arcinges un lieu où cet animal grégaire, et surtout sa version femelle, coule des jours heureux en la paisible compagnie de ses congénères. L’asinerie et savonnerie Naturânesse, accompagnée par l’espace test d’activités agricoles Etamine (Ouches), fait du lait de ses ânesses des trésors d’ablutions, sans jamais qu’aucune vie ne soit écourtée ou mésestimée. Julie et Théo, les porteurs de ce projet en forme de nid douillet, nous ont reçus au beau milieu de grandes oreilles tout ouïe et de robes bien vite offertes à nos gratouillis. Aucun doute : ces ânesses là se savent aimées, et les moutons seront bien gardés.

L’appel de sa propre nature
Tous deux sont nés et ont grandi en Ile de France. Seule Julie, dont les parents sont originaires de la région, vient régulièrement à Arcinges pour les vacances, dans la maison de son grand-père. Très attirée par les animaux, elle commence par une école préparatoire au concours vétérinaire, puis bifurque. Elle devient ingénieure en horticulture et travaille pendant 2 ans dans la recherche. Avant que sa passion animalière ne revienne à la charge. Son premier chien sous le bras, elle plaque la science et se forme en éducation canine, tout en travaillant dans la restauration. C’est là qu’elle rencontre Théo qui, lui, de désillusions en fausse route, a abandonné le projet d’être berger. Il est charpentier, a même fait les compagnons pendant 2 ans, et a créé son entreprise. Puis, également rattrapé par son amour des bêtes, il fait un stage chez un éleveur de patous. Les dés ne sont pas encore jetés mais la partie est lancée. Sur une plaisanterie presque. Julie et Théo vivent ensemble et ont une ambition commune : travailler auprès d’animaux, sans maltraitance ni mise à mort. Un jour, et alors que Julie prépare ses cosmétiques maison, Théo lui dit « et si on élevait des ânesses pour transformer leur lait en savon ? ». Cette inspiration sans réel fondement essaime pourtant des réflexions obsédantes. Ni une ni deux, et une semaine après cette question fondatrice, Julie a déjà prévu toutes leurs formations à venir. Car l’élevage d’ânesses fait sens et se marie au respect du vivant : nul besoin d’envisager des saucissons pour produire du savon. La relation mère/petit doit au contraire être longuement choyée pour que la sécrétion d’ocytocine, nécessaire à la lactation, ne soit pas interrompue. Comme chez la femme en somme. Les vaches n’ont pas la chance, elles, de pouvoir échapper à la sauvage exploitation de leurs entrailles. Julie et Théo découvrent alors l’UNAP (Union Nationale des Âniers Pluriactifs) qui propose des formations, sur les caractéristiques de l’âne, sur la production de lait d’ânesse et sa transformation. Ils travaillent ensuite bénévolement (principe du woofing) dans une exploitation occitane (Lot), chez des producteurs qui prennent leur retraite et cherchent des repreneurs…



Tous les chemins mènent à la Loire
La proposition du Lot est tentante, où tout est déjà prêt. C’est pourtant à Arcinges que le couple décide de s’installer durant l’été 2022, sur des terrains agricoles familiaux, et dans une maison qui ne l’est pas moins. Les 4 premières ânesses, dont une « nourrice » issue d’un sauvetage, arrivent 15 jours après eux. Ils en ont 7 aujourd’hui, dont 2 petits, et en auront une quinzaine à l’avenir. Ils n’ont pas encore eu de naissance heureuse à la ferme car l’une des ânesses, Châtaigne, a fait une fausse couche qui a failli lui coûter la vie. Les femelles aptes à la reproduction (toutes ne le sont pas), ne feront un petit que tous les 3 ans afin de respecter un temps de repos, et de ne pas avoir un troupeau démesuré. Les ânons femelles seront conservés, tandis que les mâles seront naturellement sevrés par leur mère aux alentours de 2 ans. Julie, Théo et les ânesses les éduqueront ensuite jusqu’à leurs 5 ans, âge auquel ils pourront être placés sur contrat dans des familles soigneusement sélectionnées. Entendez par là que si elles doivent un jour s’en séparer, la ferme pourra soit les récupérer, soit choisir leur nouveau foyer. En bref, l’abattoir ne sera jamais une option. La traite, à laquelle nous avons assisté, se fait quant à elle manuellement et plusieurs fois par jour car, contrairement à la vache, l’ânesse a une très faible capacité de stockage du lait. Elle continue également d’allaiter son petit jusqu’à ce que celui-ci diversifie son alimentation. Une quantité raisonnée est donc prélevée à chaque fois, et 5 jours par semaine, afin de ne pas léser ce dernier. Le lait d’ânesse est précieux, pauvre en matière grasse et se rapproche beaucoup du lait maternel : il ne contient ni beta-lactoglobuline, souvent responsable d’allergies, ni caséine coagulable, parfois difficile à digérer. Impossible donc d’en faire tout un fromage. Le lait récolté par nos hôtes, en conversion bio, est ensuite congelé, avant d’être transformé dans un laboratoire installé près de la maison. En attendant qu’une de leurs protégées ne soit gestante, ils accueilleront au printemps une ânesse suitée, soit accompagnée de son petit…


SAVONS ET PLUS SI AFFINITÉS
Naturânesse propose aujourd’hui 3 savons différents, sans huile de palme, et tous saponifiés à froid afin d’en conserver les propriétés : le « Fraîcheur d’Eté » (lait d’ânesse, huile de noyau d’abricot, menthe poivrée…), idéal pour se détendre, le « Gratte Noix » (lait d’ânesse, huile et coques de noix, pin sylvestre…), parfait pour un gommage, et le « Naturânesse » (lait d’ânesse, huile de chanvre…), savon de producteur par excellence. La composition de ce lait, riche en acides gras, acides aminés, vitamines et minéraux en fait un élément cosmétique particulièrement efficace pour régénérer et adoucir la peau. Julie et Théo comptent lancer très prochainement une crème, dès que sa formule aura été contrôlée et approuvée par un toxicologue. Une validation coûteuse et chronophage à laquelle chaque produit est soumis. Ces paysans savonniers choisissent consciencieusement les matières premières utilisées, dont des huiles végétales et essentielles certifiées biologiques. Leurs produits sont actuellement vendus directement à la ferme ou sur leur site marchand (www.naturanesse.fr), ainsi qu’au Biocoop de Mably et dans le magasin Panach de Charlieu. Ils espèrent proposer des glaces au lait d’ânesse dès cet été, parfaites pour les personnes intolérantes au lactose, et pourquoi pas un jour de la pâte à tartiner. Théo conserve pour l’heure une activité de cantonnier à mi-temps, et Julie se consacre intégralement à Gaïa, Masha, Frimousse, Chataigne, Bichette, Chanterelle et son ânon Nyctal. Là, sur 2 hectares de terrain (qui un jour peut-être seront 10 ou 15) entretenus par Théo, chacun chacune vit une vie qui lui correspond, sans servitude ni date de péremption. Tandis que la noblesse de leur humble présence, symbolisant davantage la force tranquille que le crétinisme, suggère de nouvelles expressions pour faire valoir l’intelligence humaine.

Dans le cadre de l’évènement national « La France de ferme en ferme »,
Nâturanesse vous ouvre ses portes le week-end des 27 et 28 avril de 10h à 18h pour des visites et ateliers.
240 chemin de Bellevue
42460 Arcinges
06 63 40 68 68
www.naturanesse.fr
