Si j’avais su que je devrais un jour « écrire sur un écrivain », j’aurais noté, jeune fille, tous les mots passants des cabrioles verbales de Devos. J’aurais pu, aujourd’hui, même si je n’en mène pas large, faire illusion derrière des plis parlants et bien envoyés. Ah… si jeunesse savait.. Mais non, à l’époque, j’avais beau marcher au pas pour éviter qu’on ne me dise la messe, j’avais beau voir ses apparitions télévisuelles sur les injonctions d’un père rangé pourtant très loin des ordres, je n’écoutais que d’un oeil, et pas le bon, cette divine comédie. Bonjour tristesse, oui papa, mais j’avais, que voulez-vous, le diable au corps, et étais toute entière livrée à l’insoutenable légèreté de mon être adolescent. L’instant était grave. Les hyperboles de l’existence et la possibilité de mon île me préoccupaient bien davantage que Devos et les uppercuts du verbe. Dommage… J’aurais pu crâner un peu sur cette page et, sans avoir de panache, avoir au moins du style. C’est avec la maturité qu’on s’accorde une prose, sans alexandrin, ce serait trop osé, et me voilà, godiche impressionnée, devant un écrivain. Car Christian Chavassieux en est un vrai, dont la nature de romancier a été longtemps un secret bien gardé. Un écrivain qu’on devine bel esprit, au style charnel, entier, lyrique parfois, mais sans concession, qui ne « trempe pas sa plume dans l’eau de rose » mais dans les profondeurs viscérales de la vie. Un de ceux dont on relit les phrases, qui pèse chaque mot avec l’attention d’un alchimiste. Un de ceux qui, sans verbiage , nous remuent, nous interrogent. Ainsi donc, il ne faut jamais dire à la Fontaine qu’on ne boira pas de son mot car je l’invoque justement, et jure, mais un peu tard, qu’on ne m’y reprendra plus. Il va me falloir, pour vous parler de lui, désarçonnée pourtant, jouer des cartes sur table, mettre les points sur les i, bien ouvrir et fermer les guillemets, ranger mon pupitre d’écrivaillon sans Goncourt, et, Dante !, éviter liaisons dangereuses et faux-amis. Sans Alcools ni Herbe Rouge. Trop tard pour réviser mes classiques, car c’est maintenant que commence mon voyage au bout de la nuit. Advienne que pourra, si mes mots s’envolent, ses écrits, eux, resteront.
« Il habitait Roanne »
C’est vrai qu’il a une tête à boire du thé. D’ailleurs, on lui en offre souvent, à lui qui ne boit que du café. On l’imagine cherchant ses mots dans une campagne à la Maupassant, ancré dans une terre dont il parle si bien, Waterman, Larousse, Robert, Lagarde et Michard à ses côtés… C’est dans une maison sincère, pas le moins du monde honorée de Basalte, qu’il nous reçoit pour nous raconter… Une Vie… Son atelier sent le mythe, la métaphore et les mots précieux. Ça tombe bien, c’est ce que nous sommes venus chercher.
Christian est né à Roanne en 1960, d’un père connaissant le nom des fleurs, et d’une mère cultivant le sens du devoir. L’entremêlement de racines catholiques et… communistes. Un terreau mi-réac, mi-contestataire sûrement propice aux plantes singulières. L’enfant, un peu solitaire, un peu angoissé, souvent « tenu à l’écart des foules agglutinées », grandit avec son frère dans le quartier Mulsant. Il aime l’ennui, apprend des bêtes la « langueur admirable du vide ». Il se passionne pour l’archéologie. Il aime, déjà, déterrer des histoires et s’en inventer. Il écrit son 1èr roman à 11 ans. Notons que, comme Amélie, il n’a jamais cessé depuis. Il découvre simultanément la caméra super 8, les écrivains classiques, la science-fiction, la BD, et chacune de ces rencontres est décisive. Doué pour le dessin dans une famille qui ne voit pas comment en faire un métier, il est envoyé à St Etienne en filière dessin industriel. Il se rapproche ensuite de sa vérité en faisant les Beaux-Arts. Il y apprend à s’interroger sur le fond d’une création avant que sur sa forme. Après être appelé sous les drapeaux, il revient à Roanne car « ceux qui en partent sont les gagnants et je n’ai jamais voulu gagner ». Puisqu’il « érige le manque d’ambition au statut de vertu », mais de quel type d’ambition parle-t-on ?, il commence par réaliser des illustrations pour la mairie. Puis, de concours en concours, il devient assistant de la conservatrice du Musée Déchelette, où il travaille jusqu’en 2014. Parallèlement, il participe au Festival de Science-Fiction ayant eu cours à Roanne de 85 à 99, s’investit dans la BD via l’association Ikon et Imago, est animateur radio, correspondant de presse, scénographe, coréalisateur d’une dizaine de courts métrages… Ce n’est que dans les années 2000 qu’il prend la décision de se consacrer exclusivement à l’écriture…
L’aventure littéraire au grand jour
Nous l’avons dit, Christian a toujours écrit, tous les jours, des heures. S’il a brûlé ses premiers romans pour n’en laisser aucune trace, d’autres attendent l’heure d’une possible renaissance. Car ce n’est que passés 40 ans qu’il sollicite les éditeurs, ne voulant surtout pas de la facilité de l’autopublication. Publié, il accepte alors « l’énormité du statut d’écrivain ». Son 1er roman, « Le Baiser de la Nourrice », traite, entre littérature classique et science-fiction, de la naissance d’un bourreau. Christian passe, depuis, de la littérature « blanche », ou historique, à celle de l’imaginaire, ou de science-fiction. Il alimente ainsi différents éditeurs car il faut encore, et il le déplore, séparer les genres.
Certains thèmes reviennent, comme un questionnement qui ne se tarit pas : la transmission, l’identité et sa construction, les moments critiques de basculement, l’effondrement, la révolution. Il explore l’idée de l’insurrection, comme il peut faire l’apologie d’une certaine médiocrité. Son style est extrêmement charnel, voire carnassier. Il décortique ses personnages jusqu’à l’os, remue le couteau dans la plaie de l’ambivalence, ne lâche rien. Un molosse qui s’attaque à la loi du plus fort. Ses personnages naissent avec la phrase, se révèlent à lui progressivement, comme les gris d’une photo argentique. Écrivain qui se décrit lui-même comme laborieux, acharné, viscéral, il tente de soulever des questions essentielles. Il se dévoile, sans faire de la littérature un « exutoire de psyché ». Il écrit par nécessité et confesse se dévouer « à la vanité de cette tâche », pour tenir, un peu, la mort en respect. En cherchant frénétiquement le mot juste, même s’il n’ignore pas que, comme un cercle ne deviendra jamais carré, la pensée ne sera jamais fidèlement traduite en langage.
Une ville « maudite, ou mal dite* »(* Expression de Pierre Julien Brunet)
Dans « J’habitais Roanne », un texte autobiographique en marge de son genre habituel, Christian tente de comprendre ce qu’est sa ville, et dissèque les rouages de « l’effet Jokari » qui l’y a fait rester. Il aime Roanne, « ses nuits industrielles, le mystère des friches désaffectées, les désirs laissés sur les murs… ». Il aime les roannais, « leur insatisfaction à subir le monde tel qu’il est », au-delà des luttes ouvrières historiques. Roanne concentre un nombre d’artistes, de Meilleurs Ouvriers de France, de sportifs de haut niveau, d’associations, bien supérieur à celui d’autres villes. Il s’enorgueillit qu’il y ait tant de talents à portée de main dans une ville apparemment si grise et si insignifiante. En aventurier sédentaire, qui lit en marchant et voit des gitanes dans les flaques de ciment, il déambule depuis toujours dans cette ville effacée, un brin mélancolique, sensible et tendre. Lui pour qui « toute Amazone est un multiple de la Loire », nous raconte, un peu, les fondements de sa littérature.
J’aurai fait, quant à moi, de mon mieux, avec les signets qui me sont accordés, pour vous parler de lui. De son style, féroce, vif, sensuel qui cherche en nous, comme en lui, à terrasser l’inconséquence, pour nous donner le goût de la bienveillance.
Voici quelques idées de lecture
Romans aux Editions PHEBUS :
L’affaire des vivants (2014)
La vie volée de Martin Sourire (2017)
Romans SF aux Editions MNEMOS :
Mausolées (2013)
Les Nefs de Pangée (2015)
BD aux Editions La Chabert LTD :
A la droite du diable (2018) avec Thibaut Mazoyer