Des racines et des lettres
Il se passe de drôles de choses dans cette maison. Des choses insoupçonnables, marginales, fascinantes, et tellement anachroniques qu’on pourrait les croire ésotériques. Incrustée dans une tour faisant face à un jardin médiéval, la lourde porte d’entrée, avec heurtoir pour tout drelin et lucarne pour tout judas, aurait pu nous mettre sur la voie. Nous avertir que nous allions perdre nos repères modernes, nos réflexes domotiques, notre hyper-connectivité aux écrans solitaires, notre angoisse de l’avenir même, en traversant si vite le gué de cet entre-deux eaux. Celles du présent, dans lesquelles nous ramons plus souvent qu’à notre tour, entre rythmes de vie dévorants et identités brouillées, et celles du passé, finalement plus tranquilles, plus immuables, plus sécurisantes. Cette porte, que Jean Mathieu nous ouvre exactement à l’heure convenue, n’est pas qu’un simple battant séparant l’intimité d’une maison de l’extérieur commun, c’est un passage entre deux mondes connexes, une brèche entre des temps mal conjugués et un prétérit maîtrisé, un tunnel spatio-temporel entre ce qui est et ce qui a été. Parce que oui, une fois le seuil franchi, la maison, appelée « Petit Chateaumorand », nous happe sans préliminaires, dans un univers suranné qui nous étourdit, nous maraboute, nous cueille. L’escalier en colimaçon d’une tourelle nous expose, sur ses murs en chaux parcheminée, des aïeux intimidants, auxquels nous n’avons pas encore été présentés, puis les pièces, une à une, nous livrent les morceaux d’un puzzle vivant. Jean Mathieu n’est pas «seulement» généalogiste. Il est. Tous ceux qui l’ont précédé. Il ne vit pas de son travail.Il vit. Une fonction, une mission presque, qui l’ont choisi. Et qu’il a acceptées, avec les honneurs d’une solitude habitée, éclairée, pleine. En son for intérieur, un mariage est consommé, et ses vœux sans cesse renouvelés: celui des lettres, les belles lettres, et les racines, les siennes, ou celles des autres. Car Jean se régale de littérature classique autant qu’il s’en nourrit, et recompose nos biographies familiales comme on part en Terre Sainte. Durant les heures, magnifiques heures, passées en sa présence, une phrase est restée au-dessus des autres, pourtant toutes fécondes et substantielles, comme la canopée de la « forêt » Jean Mathieu: «Je vénère en vous les gens de qui vous descendez ». Vous a-t-on déjà dit une chose pareille ? Qui dit cela aujourd’hui ? A l’heure du déracinement, de la ruralité perdue, d’existences vides remplies de possessions absurdes,d’effondrement à l’affût et d’intelligences chargées à blanc, cette phrase-là résonne comme un refrain sacré, s’imprime comme une notice bénie.Entre ces murs qui l’ont vu naître, dans cette maison inouïe qui projette en continu les images d’un passé argentique, isolé du monde par les épaisseurs reliées de ses 11 000 livres, Jean Mathieu se livre, et nous délivre un peu. Et moi je suis aux anges. D’entendre une phrase qu’on ne m’a jamais dite encore. De découvrir une vie singulière, baroque, exaltée. Cet historien de notre préalable n’invoque aucun esprit, mais l’élève sûrement. Il convie les vieilles âmes à sa table, où le non-sens n’a plus lieu d’être.
Professeur de Lettres Classiques
Jean Mathieu naît en mai 1952 dans la cité médiévale de Saint-Haon-le-Châtel, de parents paysans.Son père est à ses heures écrivain public et correspondant de presse. Il lui raconte souvent l’histoire, de leur maison, liée à la famille d’Honoré d’Urfé, l’auteur de L’Astrée. Enfant déjà, Jean se sent différent des autres. Volontiers solitaire, il découvre avec avidité la littérature classique et écrit à neuf ans ses premiers vers, qu’il déclame sur les remparts ou devant les vaches dont il s’occupe pour aider sa mère. Quelque chose bouillonne en lui, qu’il ne nomme pas encore.Tout, hormis peut-être les jeux de son âge, est source de transports : les paysages de son enfance, son village adoré, sa maison chérie, les petites histoires dans la grande histoire, les livres,même ceux dont il ne saisit pas tout à fait la quintessence… Il est ainsi captivé par «Les Fleurs du mal» à 14 ans, ou «Madame Bovary», qu’il relit chaque année depuis. Remarqué à l’école communale, il est admis comme élève boursier au collègelycée Jean Puy de Roanne. Où il excelle bientôt.
Mais dans 3 matières uniquement: le français, le latin, et le grec. Alors, à chaque conseil de classe, les professeurs concernés par ses ferveurs se battent pour lui éviter le redoublement. Avec force de persuasion d’ailleurs, puisque, son bac en poche, l’élève Jean Mathieu s’inscrit en Lettres Classiques à Lyon II. Enfin libéré des matières auxquelles il ne voulait pas accorder son temps, il vit des années d’études éclatantes, durant lesquelles il découvre des œuvres, et des auteurs, qui, de toute sa vie, n’ont cessé de l’accompagner.
Pas de fêtes estudiantines, ni de paradis artificiels. Mais des rencontres, des explorations, des recherches, des émotions, qu’il consigne dans un journal commencé le 20 janvier 1970. Il le continue aujourd’hui, le relit régulièrement, pour «revivre quand je le veux chaque jour de ma vie». Après un mémoire de maîtrise consacré à l’érotisme Lamartinien, il devient professeur de Lettres Classiques à Oullins, en banlieue lyonnaise. Il retourne alors chaque fin de semaine dans son village aux 1 000 ans d’histoire, qui est pour lui «un être en soi, une identité, une grande source de consolations», de celles qui adoucissent ses chagrins d’amour. La boucle semble bouclée. Et pourtant.
La révélation
Jean perd son père en 1977, sa mère en 1981. Il part alors à la recherche de ses ancêtres, court les mairies, épluche les registres, les archives, les cartons pleins de souvenirs, dont les papiers et photos de famille. Dans un coffret, parmi d’autres, il découvre les longues tresses de sa mère, coupées alors qu’elle avait 7 ans. Tout cela est pour lui une révélation, une illumination. Il consacre alors toutes ses soirées à ses recherches et s’attelle à la réalisation d’une grande roue généalogique de 12 générations, qu’il appelle « les 4 094 », du nombre d’ascendants retrouvés. Une œuvre en soi, voir toutes ces vies «consignées» comme des objets célestes dans un système solaire. Sa vie à Lyon est intense, intellectuellement, socialement, amoureusement. Mais il ne s’imagine plus enseigner toute sa vie. Après des tests conseillés par l’ANPE (elle-même ancêtre de Pôle Emploi), la profession idéale se dessine: généalogiste familial. Ni une, ni deux, il quitte alors l’éducation nationale pour rejoindre Chateaumorand. Nous sommes le 12 mars 1991 et sa «vie merveilleuse» peut commencer. Durant des années, les trains l’emmènent partout en Europe, car un généalogiste exerce sa profession dans le monde entier. Il passe ses journées la tête dans les archives, les testaments, les lettres… comme d’autres dans les nuages, et, de hameaux en hameaux, reconstitue les histoires. Il passe notamment 5 ans à retrouver les quelque 2 024 ancêtres d’un de ses premiers clients, qu’il réunit dans un livre, plus détaillé qu’un arbre. Car il parvient à apprendre beaucoup de la vraie vie des ascendants. De leur caractère ou de leurs idéaux même. Il ressuscite les morts des vivants, comme il l’a fait pour lui. En France, il devient un spécialiste des recherches des «nés sous X» par le bais d’une association, à une époque où la loi ne s’était pas encore libéralisée. Membre de la Chambre Syndicale des Généalogistes de France, il en fut secrétaire jusqu’en 2011. Depuis 30 ans maintenant, il propose des consultations, des recherches ponctuelles (histoire d’une maison, classement d’archives privées, traduction de textes anciens…) ou des généalogies complètes qu’il présente sous forme de tableaux, de brochures, de livres aux superbes reliures, finalisation de généalogies comme on peut souhaiter en offrir à des parents ou des amis…
Littérature et généalogie: des passions mêlées
Car l’amour de la littérature ne l’a jamais quitté. Celui qui ambitionne de connaître par cœur «Un cœur simple» de Gustave Flaubert (d’ailleurs, il m’en récite les premières phrases), organise pendant 18 ans les «24h de lecture» de Saint-Haon-le-Châtel. Ce qui commence comme une réunion entre amis se transforme petit à petit en évènement public. Jean choisit chaque année une œuvre littéraire, qu’il divise en 96 morceaux pour 96 lecteurs qui se succèdent au micro de quart d’heure en quart d’heure dans le jardin médiéval de jour, dans le salon de sa chère maison la nuit, avec lecture du dernier chapitre sur les remparts. Si le Covid a sonné (temporairement?) le glas de ce marathon d’un autre genre, Jean continue à proposer des visites estivales de son village durant lesquelles il dévoile «tout ce qu’il a accumulé de la vie des gens». Il continue, aussi, à écrire. Il a signé en 1998 un premier essai, «La demande d’amour », proposant de courts poèmes en prose sur les membres de sa parenté. Il s’offrait également il y a peu l’édition à compte d’auteur d’un nouveau recueil de textes : «Arina». Surtout, il vit entouré d’auteurs qui sont autant de traits de génie, et de ses ancêtres qui «lui font un bien énorme». Son destin solitaire le fait s’inquiéter de l’avenir d’une maison qui est pour lui comme une matrice, un conservatoire, une planque inaliénable. Car si beaucoup ne savent plus à quel saint se vouer, lui a trouvé en elle un
ancrage, et dans son histoire un certain espoir en notre devenir. «L’humanité a traversé tellement de choses qu’on peut croire qu’elle se sortira aussi de ce qui est à venir». En attendant de voir qui l’emporte, de ceux qui espèrent ou de ceux qui n’espèrent plus, il reste un antidote à la société mouvante: la certitude de ce qui a été, et de ceux qui ont été. Jean Mathieu est un passeur, un éclaireur entre nos vies agglutinées, et toutes celles qui les ont précédées. En vénérant en nous ceux de qui nous descendons, il nous enveloppe dans une histoire humaine, nous borde pour la suite et nous dit, un peu, qui nous sommes.
Jean MATHIEU 58, rue de la Fleur de Lys, 42370 Saint-Haon-le-Châtel
04 77 64 21 90
mathieu.genealogie@wanadoo.fr