Les couleurs de l’ombre
Illustrateur-Coloriste-Aquarelliste
Aimer les couleurs pour ce qu’elles sont n’est pas donné à tout le monde. On ne s’affranchit pas facilement du déterminisme culturel, ou des croyances irraisonnées que le monde a portées. Prenons le rouge. Peut-être rêve-t-il depuis toujours d’incarner la douceur d’une bouche qui embrasse, d’une muqueuse qui enlace, ou, pourquoi pas, la nostalgie intense d’un ciel tourmenté. Et le voilà enchaîné au sang, au feu, aux Dieux guerriers, à la passion béante ou à l’adversité bruyante. Nous voyons rouge, de but en blanc, dans la colère. Et la beauté intérieure d’une grenade, génie juteux de l’architecture fruitière, ne supplantera jamais le funeste présage de l’amanite tue-mouche. Et le blanc ? Qui se coltine depuis des siècles une pureté blanche comme neige… n’a-t-il pas envie parfois d’envoyer l’innocence au diable Vauvert ? Et cette idée d’absence qui lui colle à la peau après toutes ces nuits ou pages blanches, ces balles à blanc, ces chèques en blanc… qui l’en a affublé sans son consentement ? Qui décide que blanc sur rouge, rien ne bouge, et que rouge sur blanc, tout fout le camp ? Le noir, encore, son génial opposé qui ne demandait qu’à être son binôme, son allié, à le remplir de lettres, d’encre ou d’ombres chinoises. Le voilà broyé en enfer, voué aux idées sombres, au deuil, à l’obscurantisme et à l’austérité. Mais ce pirate détrousseur de bêtes noires lutte bec et ongles pour revenir en pleine lumière et ne pas être marron dans la gamme chromatique. Il a trouvé l’élégance, le mystère, l’audace, pour faire la nique à ses détracteurs et leurs arguments bibliques. Quant au vert, longtemps associé aux coups de dés du destin, à la chance ou à la malchance, à l’inconnu qui inquiète, des dragons verts de rage aux petits hommes verts de la planète rouge, il réclame aujourd’hui son dû pour symboliser la sauvegarde de la nôtre. Juste retour des choses pour une couleur qui a naturellement la main verte. Tandis que le jaune, qui, déprécié par le Christianisme, s’est tapé presque 2 millénaires de super mauvaise réputation, a réussi un tour de force : passer de la maladie à l’énergie vitale, de la trahison (Judas et ses vêtements jaunes…) ou l’ostracisme (l’étoile jaune…) au soleil éclatant ou à la gaieté des jours d’été. Sans plus rire jaune, cette fois-ci. Reste, parmi les plus primaires, le bleu. Certifié aujourd’hui, noir sur blanc, couleur de la sagesse, de la fidélité et de la spiritualité. De l’Europe et des costumes de nos hauts fonctionnaires, également. Feng Shui par excellence, il met tout le monde d’accord et semble ne pas s’en plaindre. Méfions-nous cependant de l’eau qui dort. Le bleu, un temps associé aux barbares, a peut-être lui aussi des zones d’ombres dans son flou artistique. Voyons Franck Perrot, illustrateur, coloriste et aquarelliste, comme un bien faiteur du monde en couleurs, qui les prend comme elles sont et les applique comme un onguent léger sur une blancheur offerte. Celles qui ne savent plus à quel « sein » se vouer comme celles qui s’affirment sans ambiguïté. Haut dignitaire du nu aquarellé, il a dessiné son parcours à pas feutrés et, bien que discret, il n’en laisse pas moins des traces à sa postérité.
Sans faire de bruit
Franck est né en Bourgogne en 1973. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’a jamais fait de vagues, sans que ses origines bien peu maritimes ne puissent en être la cause. Petit, il s’efface volontiers, tant et si bien que ses parents perdent parfois sa trace. Plus tard, ce sont ses professeurs qui l’oublient, ou le négligent. Il vit l’échec scolaire des meilleurs cancres, sans avoir leur panache ou leur irrévérence. Et ce Passe-Muraille de l’écrémage académique franchit incognito chaque escale de l’enseignement général.
On lui donnerait presque des diplômes sans confession. Pour lui, c’est une chance de disparaitre des radars et d’échapper à la filière professionnelle car il est maintenu dans une curiosité culturelle qui ne le quittera pas. Il dessine. Beaucoup. Et part étudier les Arts Plastiques au lycée Jean Puy de Roanne. Il y passe 4 ans, durant lesquels son professeur de dessin, Jean-Pierre Pyat, n’a de cesse de l’encourager. Il lui permet même de venir assister à des cours de modèles vivants, où il fait la connaissance du peintre et sculpteur Miguel Alcala, décédé en mars 2023. Durant ses années lycée, il rencontre également Carine qui, plus tard, deviendra sa femme, et, plus tard encore, la plume d’ouvrages à 4 mains. Après le bac, qu’il n’obtient pas, il est pris à l’école d’art Emile Cohl à Lyon. Dernier un jour, mais pas toujours, il se retrouve major de sa promo. Il faut dire que Franck est un bosseur et qu’avoir trouvé sa place lui donne une motivation insoupçonnée. Pendant les 4 années, très riches, que dure sa formation, on lui apprend à voir, à observer. Ça tombe bien, c’est ce qu’il a toujours fait. Et il obtient, en 1998, son diplôme d’illustrateur. Se dessine alors un métier de l’ombre qui semble seoir à sa nature discrète.
D’ombre et de lumière
Au sortir de l’école, Franck, alors de retour à Roanne, commence à travailler en tant qu’illustrateur (couvertures de livres, albums jeunesse…), ce qui implique un rythme de travail irrégulier et une insécurité certaine. Il s’astreint cependant à des horaires fixes et, lorsqu’il n’a pas de contrat, s’exerce à d’autres créations, comme le nu et l’aquarelle auprès de Miguel Alcala. Il est épaulé par sa femme Carine, enseignante et autrice, qui lui permet de prendre le temps de se faire un nom. Et entouré d’artistes, qui enrichissent son monde. Avec Thibaut Mazoyer, également illustrateur, il créé l’Appart, un collectif d’artistes réunis dans un atelier mis à disposition par la mairie de Riorges. D’échanges en projets communs, Franck s’essaie bientôt à la colorisation. Un défi pour lui, qui ne maîtrise pas la technique numérique. A force de travail, un premier album sort, en collaboration avec le dessinateur Cédric Fernandez et le scénariste Pierre-Roland Saint-Dizier: «Saint-Exupéry». Il y prend goût et signe la colorisation des albums suivants. Il collabore ensuite avec Antoine Brivet pour l’album « Panique dans la Mythologie ». En parallèle de son travail d’illustrateur et de coloriste, Franck, qui n’est jamais aussi à l’aise qu’en arrière-plan, se prend au jeu du devant de la scène en donnant des cours au centre social de Riorges ou en animant des stages d’aquarelle un peu partout en France. Car voici l’art qui, non contraint par des directives précises, le laisse exprimer sa sensibilité particulière, transparente et douce, pour la perception et le rendu des couleurs, de la lumière, et des corps.
Le nu et l’aquarelle
La rareté de cette association, plus commune aux objets et aux paysages, explique en partie la singularité du travail de Franck. Exposé de nombreuses fois depuis qu’il a trouvé dans cette technique une écriture qui lui est propre, il fait désormais partie du collectif Papier7 de Lyon (œuvres sur papier), et de la Société Française de l’Aquarelle (SFA). Il copréside l’association Corps et Arts, qui organise chaque année Le Marathon du Nu, une exposition collective et non élitiste créée il y a plus de 20 ans par Miguel Alcala. Encore lui. Toujours lui. « Ce géant sur les épaules de qui les nains prenaient de la hauteur ». S’il représente également des paysages, des objets, des animaux parfois, Franck est engagé dans une sorte de «combat du corps», une douce défense du nu et de l’échange irremplaçable, loin des stéréotypes, existant entre le peintre et son modèle. Il prône l’exposition sans contraintes de cette poésie du silence, faite de pigments, de gomme arabique, d’eau et de papier, qui offre un détachement du réel dans le plus pur respect du corps.
Le livre «Femme(s) d’artiste» mêle son travail à celui de sa femme Carine, qui pose en prose les mots inspirés par 8 nus laineux, caressants et sensibles. Galvanisés par cette première collaboration, ils préparent un deuxième ouvrage, dont la sortie est prévue cet été. Celui-ci, comme un carnet de voyage dans une fascinante Andalousie, laissera l’Alhambra illustrer des textes qui, à l’instar des moucharabiehs (utilisées dans l’architecture traditionnelle des pays arabes), formeront une cloison ajourée entre le réel et l’imaginaire. Bref, si Franck était une couleur, il en serait une qui, avec le temps, apprendrait à ne pas s’effacer.