ARTISTE PEINTRE
LE FLOU ARTISTIQUE
Enfin, nous avons un exemple. De ce qu’est le flou artistique, le vrai, celui qui est voulu et calculé dans un but esthétique, assez éloigné de la version presque diffamatoire de son sens figuré qui induit davantage de manque de rigueur ou d’incompétence bordélique que de supplément d’art. Un exemple heureusement aux antipodes du flou Hamiltonien, dont la perversité portait un masque social et qui, dans sa lumière brumeuse, livrait aux ogres des jeunes filles éthérées, passées crument des rêves de gloire à leur profanation exécutoire. Au contraire, et loin de toute malignité, l’artiste dont nous vous parlons aujourd’hui a fait du rendu flou, autrement appelé bokeh en photographie, une façon d’emmitoufler ses personnages dans une nonchalance cotonneuse. Nous voyons certes des enfants qui, du haut de leur insouciance, nous exposent une humeur instantanée sans se préoccuper une seconde d’avoir à la peinturlurer. Ils boudent s’ils ont envie de bouder, s’ennuient ferme si la terre ne tourne pas assez vite, nous toisent comme il ne leur sera bientôt plus permis de le faire, occupent l’espace sans aucun respect des conventions de ce monde, pattes en l’air ou corps pelotonné, et ne sourient que si le jeu en vaut la chandelle. Quelle liberté, quand on y pense, de pouvoir se foutre royalement de notre meilleur profil, de la promotion de soi, du désir d’inclusion et de validation. Ouste. A bas les corps normés et idéalisés, les minois séducteurs ou les cravates amidonnées. A bas les carcans et les « c’est plus de ton âge », les bons usages ou les mauvais arrangements. A bas le façonnement de nos manières d’être et la domestication de nos élans d’enfant, les camouflets de la bienséance ou l’embourgeoisement de nos amusements. Longue vie aux reines et rois de la cabriole, des réveils sans chichis ou des bâillements aux corneilles. Longue vie aux impolis, aux désinvoltes, aux joueurs de tout crin et rêveurs de chaque instant. Qui, dans la nébuleuse d’œuvres vaporeuses, font renaître des souvenirs d’un temps où nous étions libres. Sur fond monochrome et en plein onirisme, Julie Rami est l’artiste de cette magie enfantine, des positions improbables, des contours flous entre le réel et l’imaginaire, du naturel qui s’impose au galop. L’attitude « I don’t care » ou je-m’en-foutiste de ses personnages est un éloge à la fraîcheur, au caprice, à l’espièglerie, comme une invitation au camouflage, au déguisement, à l’amusement sans cacher son jeu. Tandis que son chien Gimli vit, entre ronflements et fantaisies intempestives, sa meilleure vie, elle nous parle de la sienne, faite de peinture et d’instants vrais, loin d’une comédie humaine qui nous dissimule à nous-mêmes.
UN ESPRIT LIBRE
Tous les enfants dessinent, c’est vrai. Mais elle, elle n’a jamais arrêté. Comme elle n’a cessé, quelque part, d’être une des leurs, et de peindre des personnages qui lui ressemblent. Julie a 36 ans. Enfin, elle croit, mais cette temporalité là ne l’intéresse pas vraiment. Elle est née à Roanne, et se souvient volontiers des cours de peinture pris sous les toits du Musée Déchelette, où son professeur lui répétait « arrête de vouloir tout combler ». Plus tard, et souhaitant se préparer à une carrière artistique, elle suit un cursus très intense et libertaire à l’École d’Arts Appliqués de Moulin, où elle apprend beaucoup en termes de technique (façonnage du verre à chaud, usinage à froid, perspectives, etc.) mais au détriment, pense-t-elle, de la réflexion. Elle enchaîne avec l’École Boulle à Paris, dans le champ du design. Formée à l’impact visuel, elle mène à bien des projets de scénographie, de stands éphémères, etc. Seulement voilà, c’est un monde à elle qu’elle a désormais besoin de façonner. Elle commence avec sa sœur, et les culottes bouffantes « Augusti », fabriquées dans un petit atelier du Burkina Faso, où Julie a de la famille. Avec cette collection rigolote de lingerie à la sérigraphie bio, faite main par des burkinabés rémunérés de façon équitable, elle crée son premier univers, du logo à la charte graphique, des couleurs aux imprimés. Elle vit alors à Saint-Ouen, où elle rencontre son futur mari Mohamed, lui-même sculpteur et peintre de figurines. Elle le rejoint dans son entreprise de jeux de société, à travers laquelle il valorise, pour les collectionneurs notamment, un vrai travail artisanal et artistique. Mais il est difficile d’en vivre, et Paris est hors de prix. Julie trouve un CDI et se met en quête d’un appartement à acheter à… Roanne. Voici donc bientôt 3 ans qu’elle et Mohamed sont parmi nous et qu’ils redécouvrent une autonomie d’action que le manque d’espace et de temps leur avait enlevée. Son mari est ravi de poursuivre ici son activité, tandis qu’elle s’adonne au plaisir de la création à temps plein. Cet esprit libre a trouvé son rythme, en adéquation avec son horloge interne, et en dehors de la folie du monde.
VERTUS DE L’IRRÉVÉRENCE
Julie les craint, ce délire ambiant, cette violence d’une info en continu dans un poste qu’elle n’a plus, cette société remplie de faux semblants. Alors elle s’en extrait, dans des bulles de couleurs où ses personnages se comportent sans entraves. On y voit un petit garçon accroupi, désabusé dans une doudoune ressemblant à des paysages vallonnés, un autre, à peine sorti de la sieste avec cet air de vouloir y retourner, on y voit une jeune boxeuse désabusée, comme déguisée avec ses gants démesurés, une autre qui boude sans retenue, ses patins à roulettes encore aux pieds, tandis que de jeunes joueurs nous montrent sans réserve… leur cul, tout concentrés qu’ils sont sur leur tâche souveraine. Car pour Julie, l’idée même d’afficher un sourire de façade pour être validé par la société est un non-sens absolu. Elle prône au contraire une expression sincère et esthétique de son identité, et de celle de ses personnages, dont les attitudes, libérées et libératrices, nous évoquent l’affranchissement des enfants face aux normes sociales. Un « Jadded Boy », ou garçon blasé, n’est pas là pour paraître, mais pour « être » dans toute sa vérité, sans risquer de saboter son potentiel en intériorisant trop tôt les règles du groupe. L’immaturité est nécessaire pour découvrir une certaine forme d’accomplissement de soi, celle qui se fait en marge du regard d’autrui, de la conformité ou de la bienséance. Qu’importent les révérences et les salutations distinguées, les sentiments les plus cordiaux et les mines obséquieuses, qu’importent les dos bien droits, les jambes serrées, les gestes déliés et le port altier. Seuls le jeu, la spontanéité et la beauté de la folie douce comptent. Ou comment ériger « la non-performance » au rang d’art…
UN CHARME FLOU
Julie utilise une technique nommée Bokeh, qui permet de flouter un plan ou un élément de l’œuvre. C’est pour elle une manière de placer ses personnages dans un univers cotonneux, de transporter le spectateur dans une brume faite d’émotions et d’imagination. Au fil de sa création, elle accentue ce rendu flou pour exprimer l’essence même de la liberté, celle de l’esprit comme celle du corps. Elle travaille essentiellement à l’huile sur bois ou toile, et, depuis peu, à l’acrylique, sans plongée ni contre-plongée, afin de se placer au même niveau que ses modèles. Et de rentrer, avec eux, dans ces bulles de couleurs qui symbolisent toute la magie de l’enfance, celle d’avant les injonctions et le devoir de représentation. Ses personnages, tantôt flegmatiques, tantôt boudeurs, sourient peu, mais nous invitent à sourire devant le spectacle de ce « laisser aller » contre lequel nous avons tant et tant lutté. Quelle fraîcheur, quel abandon, quelle aisance dans le sans-gêne. Et quelle envie de retrouver cet état de grâce. C’est avec cette irrévérence là que Julie a remporté le concours « The 37th Chelsea International Fine Art Competition », et que ses œuvres ont conquis par deux fois New-York, cet été et en mars dernier. Régulièrement exposée en France, dont à la galerie parisienne Montorgueil, ou à l’étranger, dont la Suisse, elle aimerait à l’avenir pouvoir organiser une exposition annuelle de ses œuvres à Roanne. Et nous donner à contempler un peu de cette « roue libre » qui manque à l’adulte, cet enfant qui a trop vécu.